Réglementation des géants du Web : la prudence est de mise
Le projet de loi C-10 n’est guère orwellien, il s’agit plutôt d’une réglementation trop ambitieuse et maladroite de l’expression.
Le projet de loi C-10, qui modifie la Loi sur la radiodiffusion canadienne, donne lieu à bien des débats. L’une des plus grandes craintes est que le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) devienne une sorte de censeur gouvernemental du contenu généré par l’utilisateur sur Internet.
Ce ne pourrait être qu’une hyperbole, mais selon les juristes et universitaires, le projet de loi dans sa forme actuelle soulève des inquiétudes en ce qui a trait à la liberté d’expression.
Dans une communication écrite qu’il a fait parvenir à ABC National, le ministre du Patrimoine Steven Guilbeault affirme que le projet de loi vise à mettre sur un pied d’égalité les radiodiffuseurs canadiens et les géants du Web qui ne sont assujettis à aucune réglementation. Selon le ministre, ces géants du Web devraient contribuer à l’écosystème de radiodiffusion canadien, puisqu’ils en profitent largement.
Steven Guilbeault affirme que la version initiale du projet de loi C-10 prévoyait deux mesures encadrant les médias sociaux : l’article 2.1 prévoyait qu’une personne qui téléverse du contenu sur les plateformes de médias sociaux, comme Facebook ou Tik Tok, n’est pas considérée comme une entreprise de radiodiffusion.
« Cela signifie que vous et moi ne pouvons être assujettis au CRTC, précise-t-il. Nous avons conservé cet article. »
L’article 4.1 est la disposition qui a reçu le plus d’attention. À l’origine, elle excluait les plateformes de médias sociaux de la catégorie des entreprises de radiodiffusion.
« Après avoir entendu les témoignages qui ont été livrés devant le comité, nous nous sommes aperçus que l’exclusion était trop générale, puisqu’elle excluait des plateformes comme YouTube même lorsqu’elles agissaient comme diffuseurs de musique en continu, explique le ministre. C’est la raison pour laquelle nous avons supprimé l’article 4.1. »
Divers groupes culturels d’un bout à l’autre du pays appuyaient la suppression de l’article 4.1, dont l’Association des artistes canadiens de la télévision et de la radio (ACTRA).
« L’ACTRA estime que les personnes qui utilisent les médias sociaux pour transmettre des programmes à des fins non commerciales devraient être exclues de l’application de la Loi sur la radiodiffusion », a déclaré David Sparrow, le président national de l’ACTRA, dans une réponse écrite à ABC National. « Voilà pourquoi l’ACTRA appuie le nouvel article 2.1 du projet de loi C-10. Or, au titre de l’article 4.1, les plateformes de médias sociaux – par opposition à leurs utilisateurs – étaient totalement soustraites de l’application de la Loi sur la radiodiffusion. »
Le problème, selon lui, vient du fait que les plateformes de médias sociaux produisent du contenu culturel professionnel, comme de la musique. En outre, Facebook a diffusé des matchs de baseball de la ligue majeure, Twitter propose à présent la diffusion en direct et YouTube et Facebook ont fait leur entrée sur le marché du contenu scénarisé.
« Bien qu’ils aient à présent tous deux cessé de créer des programmations originales, il n’y a aucune raison de présumer qu’ils ne pourraient reprendre la production de contenu scénarisé à l’avenir, écrit David Sparrow. Si ces plateformes ou d’autres évoluent et deviennent les principaux distributeurs de contenu professionnel, le CRTC devrait avoir la possibilité de faire tomber ces activités sous le coup de la Loi sur la radiodiffusion. »
David Sparrow affirme que l’ACTRA est en faveur de donner au CRTC la marge de manœuvre nécessaire pour déterminer comment et quand encadrer les médias sociaux en application de la Loi sur la radiodiffusion, sous réserve de consultations et d’audiences publiques transparentes et approfondies.
En effet, le rôle du CRTC est de réglementer le contenu, et non ce que les gens peuvent dire, reconnaît Michael Geist, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit de l’Internet et du commerce électronique à l’Université d’Ottawa. Cependant, selon lui, permettre au CRTC d’assortir de conditions la découvrabilité des programmes qui permettent aux utilisateurs de trouver le contenu qu’ils visionneront revient à réglementer le discours.
Il en est ainsi parce que, en éliminant l’article 4.1, le gouvernement crée dans les faits une situation où le CRTC pourrait établir des exigences relatives au contenu généré par l’utilisateur, explique le professeur Geist – « la proportion du contenu devant être canadien, la composition du fil d’actualités; toute sorte de choses qu’ils pourront essayer de rendre conformes à leurs objectifs de radiodiffusion ».
Or, les publications sur Tik Tok et Instagram sont une forme d’expression pour les membres de toute une génération, rappelle le chercheur.
Quant aux plateformes agissant comme radiodiffuseurs offrant du contenu scénarisé, plusieurs sont en fait hybrides et offrent à la fois du contenu scénarisé, organisé et généré par l’utilisateur. Le professeur Geist est d’avis que le contenu généré par l’utilisateur devrait être expressément exclu de la compétence du CRTC. « Je ne suis pas convaincu que cela ressorte clairement du projet de loi », dit-il.
Non pas que nous devrions souhaiter que le gouvernement rétablisse l’article 4.1. Selon Michael Geist, sa plus grande lacune est qu’il repose sur le principe que du contenu en ligne, c’est essentiellement la même chose que de la radiodiffusion conventionnelle.
Cynthia Khoo, avocate et chercheuse en droit des technologies et droits de la personne chez Tekhnos Law à Toronto, ajoute qu’il faut se rappeler que la Loi sur la radiodiffusion a vu le jour à une époque où la bande passante pour la télévision et la radio était limitée. À l’époque, le gouvernement n’avait pas vraiment d’autre choix que de réglementer une ressource qui était rare, mais ce n’est pas du tout le cas avec Internet.
Elle souligne en outre qu’Internet a beaucoup contribué à promouvoir la diversité médiatique, la représentation paritaire, la mobilisation politique et les droits civiques. En rendant les entreprises de médias sociaux responsables du contenu généré par l’utilisateur, le projet de loi C-10 serait préjudiciable à des communautés traditionnellement marginalisées en leur enlevant le seul canal dont elles disposent pour s’exprimer.
Me Khoo préférerait voir une certaine forme de modération du contenu, mais pas de la façon dont le projet de loi l’envisage à l’heure actuelle. Selon elle, le projet de loi dans sa forme actuelle finira par causer plus de tort que de bien.
Selon l’avocate, même si l’article 2.1 énonce que, contrairement aux canaux de radiodiffusion, les utilisateurs ne peuvent être tenus responsables à titre individuel pour le contenu qu’ils téléversent, la responsabilité de YouTube pourrait quant à elle être engagée aux termes de la loi canadienne.
« Pour vous donner une idée de l’ampleur du phénomène, à l’échelle mondiale en 2019, 500 heures de vidéo étaient téléversées sur YouTube chaque minute, dit-elle. C’est ce dont ils seraient responsables du point de vue de la loi, et ils seraient assujettis à des sanctions s’ils ne s’acquittent pas des bonnes obligations réglementaires. Le projet de loi semble compter sur le CRTC pour faire preuve de retenue, mais si cela est nécessaire, pourquoi lui donner le pouvoir au départ? »
Si elles se retrouvent soumises à de vastes obligations relatives au contenu généré par l’utilisateur, les plateformes de médias sociaux devront trouver une façon de contrôler le contenu, explique Emily Laidlaw, titulaire de la Chaire de recherche en droit de la cybersécurité à l’Université de Calgary. Mais le projet de loi ne précise pas à ces entreprises comment procéder.
« Les entreprises de médias sociaux n’ont qu’une seule option si elles veulent respecter l’ensemble des objectifs des politiques de radiodiffusion et des exigences réglementaires : contrôler scrupuleusement leur contenu, selon la professeure Laidlaw. C’est là où le bât blesse avec la liberté d’expression. »
Elle ajoute qu’il faut s’attendre à une augmentation de la modération du contenu sur ces plateformes, notamment sous forme de surveillance du contenu, au fur et à mesure qu’il est créé.
« Les entreprises de médias sociaux devront probablement commencer à avoir recours plus activement à des systèmes d’IA pour ce type de contenu, dit-elle. Cela signifie que la façon dont le contenu est demandé, ce qui nous est servi et ce qui alimente les utilisateurs seront différents au Canada. En outre, cela consacrera les gros joueurs qui sont déjà en tête, puisque la seule entreprise qui a les moyens de concevoir ce genre de système de contrôle, c’est YouTube. »
Steven Guilbeault affirme que le gouvernement prévoit de proposer d’autres modifications au projet de loi pour s’assurer que le contenu téléversé par les utilisateurs sur les médias sociaux ne sera pas considéré comme de la programmation aux termes de la Loi, et sera donc à l’abri du contrôle du CRTC.
« Ce projet de loi ne s’intéresse pas à ce que les Canadiens et Canadiennes font en ligne, mais à ce que les géants du Web ne font pas, indique le ministre. Il est de la plus haute importance pour la communauté musicale canadienne que les diffuseurs en continu, comme YouTube, soient visés par la Loi, étant donné que YouTube est le plus important fournisseur de musique en continu. »
Michael Geist réplique que si l’objectif est de faire payer ces entreprises, de meilleurs mécanismes existent que celui de créer la « fiction » qu’il s’agit d’un vaste système de radiodiffusion.
« Cela permet d’expliquer pourquoi certaines choses se mettent en place comme elles le font. »