Manœuvre constitutionnelle?
Avec l’arrêt rendu par la Cour suprême sur la tarification du carbone, le pouvoir réglementaire du gouvernement fédéral pourrait être plus important que nous le pensons.
Alors que la question des changements climatiques reste en tête des priorités politiques, il reste encore bien des analyses à faire à la suite de la décision relative aux renvois rendue par la Cour suprême du Canada en mars dernier concernant la tarification du carbone. Dans un pays où le fédéralisme est souvent synonyme de confusion, la question est maintenant de savoir de quelle latitude bénéficie désormais Ottawa pour s’acquitter de ce qu’elle considère être ses responsabilités environnementales.
Selon Josh Hunter, l’avocat principal qui représentait l’Ontario lorsque la province a contesté la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, il n’était pas aisé pour la Cour de trouver une solution nationale qui convienne à tous, tout en tenant compte de la diversité des provinces.
« Une question très intéressante sera de savoir ce qui se passera quand le gouvernement fédéral voudra s’appuyer sur une interprétation générale de ses pouvoirs pour encadrer les projets locaux et la multitude d’activités à petite échelle qui, oui, contribuent aux changements climatiques, mais relèvent traditionnellement de la compétence provinciale », s’est interrogé Josh Hunter lors d’une table ronde tenue le mois dernier dans le cadre du symposium en ligne de l’ABC sur le droit de l’environnement, de l’énergie et des ressources, animé par Lisa DeMarco, directrice générale de Resilient LLP.
À cet égard, la démarche de l’Alberta pour faire déclarer inconstitutionnelle la Loi sur l’évaluation d’impact du gouvernement fédéral est un bon exemple. L’affaire a été entendue par la Cour d’appel de l’Alberta, et le jugement est actuellement en délibéré. Le gouvernement de l’Alberta a fait valoir que la loi fédérale, en plus de faire double emploi avec les compétences provinciales, autorisait Ottawa à déterminer dans quelle mesure un projet était susceptible d’entraver les actions fédérales de lutte contre les changements climatiques en tenant compte non plus uniquement des facteurs environnementaux, mais également des facteurs sociaux et économiques.
Le fédéralisme canadien défie souvent la logique, et c’est pourquoi la question du chevauchement des compétences revient fréquemment sur le tapis. En matière d’environnement, Ottawa dispose de nombreux leviers de pouvoir : fiscalité, échanges et commerce, peuples autochtones, eaux navigables et droit pénal, pour n’en citer que quelques-uns.
Parfois, la division des pouvoirs est claire. Qui remettrait en cause la compétence fédérale pour un projet de pont routier au-dessus d’eaux navigables? « Mais le gouvernement fédéral peut-il décider si ce pont devrait être soit une route ou une voie ferrée pour train léger? Peut-il décider où vous construirez des logements? Ou encore vous imposer le nombre de logements à construire ou la densité des aménagements? », demande Me Hunter.
La Cour suprême n’a jamais vraiment répondu directement à ces questions, ce qui est problématique selon Me Hunter, compte tenu de la subjectivité dont elle a fait preuve pour évaluer l’intérêt national. « Or ces questions subsistent, et la subjectivité qui a prévalu dans cette affaire et dans bien d’autres va nous tenir occupés, mes collègues et moi-même, pour les années à venir », prévient-il.
D’après Amir Attaran, professeur à l’Université d’Ottawa qui représentait la Première Nation des Chipewyans d’Athabasca en tant que partie intervenante, le gouvernement fédéral dispose désormais d’un levier majeur pour générer des recettes. « Lorsqu’il s’agit de taxer les émissions, il n’y a aucune limite », a-t-il lancé à la table ronde. Et cela va plus loin que la promesse d’augmenter la tarification du carbone à 170 $ la tonne d’ici 2030. Le professeur Attaran s’est dit plus intrigué par les mots de la Cour concernant les redevances réglementaires et la manière dont elles pourront être dépensées : « La formulation employée me laisse penser que le gouvernement fédéral pourrait, s’il le souhaite, utiliser ces 170 $ la tonne pour à peu près tout et n’importe quoi. »
« Il reste à savoir quelle part de ces recettes pourra être réinvestie dans des domaines sans lien avec l’environnement, sans que la constitutionnalité de la chose soit remise en cause, avertit Amir Attaran. Je soupçonne qu’il y a une ligne de démarcation à ne pas dépasser […], mais je ne sais pas vraiment où elle se trouve. » Cela dit, croit-il, le gouvernement fédéral pourra probablement affecter ces fonds à des projets destinés à optimiser l’efficacité énergétique dans tous les pans de l’économie et de l’industrie, ainsi qu’à d’autres initiatives environnementales qui ne sont pas spécifiquement liées à la lutte contre les changements climatiques, comme la restauration des habitats endommagés. Une telle latitude serait particulièrement bienvenue à l’heure où le gouvernement fédéral pourrait bien afficher un déficit dépassant les 350 milliards de dollars canadiens. « Ottawa va avoir besoin d’argent, et ce pourrait être un bon moyen d’en obtenir dans le futur », soutient le professeur Attaran.
Par ailleurs, selon Me Hunter, la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre permet au conseil des ministres d’exercer sa discrétion sur bien des choses : établir le prix du carbone, définir ce qu’est un combustible carboné, et même décider comment l’argent sera dépensé. « Le conseil pourrait largement recourir à la réglementation sur les gaz à effet de serre pour mener des politiques industrielles, avance-t-il. Sur le plan politique, la grande discrétion accordée au gouverneur en conseil par le Parlement dans la Loi suscite de grandes inquiétudes. »
Il y a également des conséquences concrètes plus subtiles à prendre en compte. Sharlene Telles-Langdon, l’avocate principale qui représentait le procureur général du Canada dans cette affaire, souligne qu’à l’échelle nationale, « nous savons quel est le plan actuel du Canada pour le climat. Il consiste en une progression prévisible de la tarification du carbone. Mais ce qui adviendra par la suite dépend grandement de la prochaine élection ». En fin de compte, Me Telles-Langdon pense que l’arrêt de la Cour suprême a largement contribué à résoudre un problème qui suscitait d’importantes tensions au sein de la fédération. La preuve en est que « le Parti conservateur a maintenant intégré la tarification du carbone dans son programme ».
L’autre question maintenant est de savoir quelle influence cette décision aura sur le rôle du Canada sur la scène internationale. On assiste sans aucun doute à de profonds bouleversements en matière de commerce international, avertit le professeur Attaran. « Les échanges mondiaux de biens régressent. L’Organisation mondiale du commerce s’effondre; son organe d’appel est en panne. La mondialisation des biens va céder la place à une mondialisation financière. »
Le mois dernier, les dirigeants du G7 se sont publiquement prononcés en faveur d’un taux mondial d’imposition des multinationales d’au moins 15 % afin de lutter contre l’évasion et l’évitement fiscaux. Ils ont également convenu de faire progresser la transparence climatique, conformément aux recommandations du Groupe de travail sur les informations financières liées au climat. Selon Amir Attaran, la mondialisation et les échanges seront de plus en plus soumis à des normes climatiques, et ce « comme jamais auparavant ». Le professeur parle d’un intérêt renouvelé parmi les grandes puissances économiques concernant les ajustements fiscaux aux frontières pour encourager la lutte contre les changements climatiques.
Reste à savoir comment ces mesures seraient perçues par l’OMC. Mais l’OMC est affaiblie en ce moment, souligne le professeur Attaran. « Les pays les plus investis dans le verdissement de leur économie industrielle, comme la Chine, ou comme les États-Unis le seront probablement sous l’administration Biden, se feront un plaisir d’utiliser leurs normes en matière d’émissions pour obtenir un avantage sur leurs concurrents, ajoute-t-il. Le Canada emboîtera le pas ou non, mais s’il ne le fait pas, les tarifs douaniers risquent de grimper en flèche sur l’ensemble de nos produits à cause des ajustements fiscaux aux frontières. L’intérêt pour nous de suivre le rythme est bien réel : nous avons avantage à être du côté de ceux qui fixent les règles du jeu, et non de ceux qui les subissent. »
Voilà pour lui autant de bonnes raisons de ne pas trop se disperser dans des querelles politiques nationales. D’un autre côté, tout comme chaque pays peut faire ses propres expériences en matière de politiques publiques pour gérer des problèmes mondiaux, dans une fédération, les provinces sont également censées servir de laboratoires démocratiques. La promesse d’Ottawa d’établir un système de garde d’enfants à l’échelle du Canada en est un bel exemple, souligne Josh Hunter : « Ce système sera le fruit d’un travail de coopération entre les provinces. On s’appuie sur ce qui a été fait au Québec et on veut encourager les autres provinces et territoires à faire de même en adaptant le système à leur situation respective. »
« Certes, le fédéralisme est inefficace. Mais il a d’autres avantages », assure-t-il.