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Vie privée: un sérieux retard à combler

Le gouvernement fédéral accuse un retard important en ce qui concerne la modernisation de nos lois sur la protection de la vie privée et la sécurité nationale s’il veut suivre le rythme du monde virtuel.

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Oliver Cole, Unsplash

À la fin du mois dernier — tandis qu’aux manchettes nationales, on ne parlait que de pandémie, de désastre économique et de sinistre politique présidentielle américaine — la Cour d’appel de l’Alberta a rendu une décision qui méritait que l’on s’y intéresse davantage.

Dans R. v. Canfield, le tribunal conclut que l’Agence des services frontaliers du Canada a enfreint les droits protégés par l’article 8 de la Charte de deux hommes accusés d’infractions de pornographie juvénile, lorsque des agents ont fouillé le contenu des téléphones de ces hommes alors qu’ils se trouvaient à l’aéroport international d’Edmonton. Bien que le tribunal admette les éléments de preuve recueillis à la suite de ces fouilles, il statue que l’ASFC ne peut plus traiter ces appareils électroniques comme des « marchandises » aux termes de l’alinéa 99(1) a) de la Loi sur les douanes — soit des objets que les agents des services frontaliers sont autorisés à fouiller sans devoir invoquer de motifs.

« Il était temps qu’une juridiction d’appel se penche enfin sur la question de la capacité même des agents des services douaniers et frontaliers de fouiller un téléphone cellulaire sans aucun motif, pas même un soupçon raisonnable », a expliqué Leah West, maître de conférences en droit de la sécurité nationale à la Norman Paterson School of International Affairs, dans le cadre d’une table ronde virtuelle (en anglais) sur la sécurité nationale, l’application de la loi et la protection des renseignements personnels organisée par l’ABC le 30 octobre dernier.

Au-delà de son contenu, cette décision est intéressante pour deux raisons. D’abord, il s’agit de l’une des rares décisions rendues par une instance inférieure qui réexamine un arrêt de la Cour suprême du Canada — arrêt qui avait été rendu avant l’arrivée des téléphones cellulaires modernes. Ensuite, il s’agit d’un autre exemple où un tribunal suspend une déclaration d’invalidité pour une période d’un an — ce qui devrait suffire (souhaitons-le) au gouvernement fédéral pour modifier la loi.

Cette décision illustre bien le constat qui est ressorti de la table ronde à laquelle ont participé Leah West et le professeur de droit à l’Université d’Ottawa, Craig Forcese : l’échec du droit canadien sur la protection de la vie privée de rester en phase avec l’évolution du vrai monde. Il a fallu attendre des dizaines d’années avant que la Loi sur les douanes se conforme aux attentes en matière de vie privée rattachées aux téléphones intelligents. Leah West et Craig Forcese s’entendent pour dire que le gouvernement fédéral a beaucoup de rattrapage à faire en ce qui concerne ses lois sur la protection de la vie privée et celles sur la sécurité nationale.

« Notre corpus législatif contient des lois archaïques et dépassées, qui ne s’appliquent pas vraiment… à la technologie actuelle, précise Leah West. Si on ne s’en occupe pas, ce sera aux tribunaux de se casser la tête pour le faire… et ce ne sont pas les mieux placés pour cela. »

Le professeur Forcese partage cet avis. Selon lui, le législateur canadien a pris l’habitude de tarder à légiférer, ce qui laisse le pays aux prises avec des lois dans les domaines de la protection de la vie privée et de la sécurité nationale qui ne cadrent pas avec l’avalanche de données personnelles générées par les appareils d’aujourd’hui.

« La Loi sur la protection des renseignements personnels appartient en soi à… une génération analogique, elle s’applique difficilement à la génération numérique », ajoute-t-il. Un exemple typique est le silence de la loi au sujet de ce que le professeur Forcese appelle les « profils mosaïques », c’est-à-dire des ensembles constitués de miettes de métadonnées distinctes qui, prises isolément, ne se rattachent à personne, mais qui, considérées collectivement, permettent de « dresser un portrait très clair d’une personne ».

« On ne sait pas trop si la loi s’applique à toutes ces miettes », selon lui.

Craig Forcese est d’avis que, de façon générale, la Loi sur la protection des renseignements personnels est trop vague pour le monde virtuel. Elle s’applique à la collecte, à l’usage et à l’échange des renseignements personnels, « mais elle est plutôt opaque », affirme-t-il. Les tribunaux ont trouvé des orientations dans la partie sur la collecte de renseignements au fil des ans, mais selon lui, « la Loi en soi n’est pas suffisamment détaillée — on n’y trouve aucune directive quant aux personnes qui sont autorisées à échanger et à recevoir ces renseignements ».

Les défenseurs de la structure juridique actuelle entourant les lois sur la sécurité nationale et la protection de la vie privée ont tendance à rappeler que la mise sur pied de l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement (l’OSSNR) constitue un progrès important par rapport aux mécanismes de surveillance antérieurs. Bien que la marge de manœuvre de l’OSSNR soit effectivement plus importante que celle de l’ancien Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité, Craig Forcese et Leah West signalent tous deux que les attentes des politiciens et de la population envers l’instance de surveillance pourraient être trop élevées.

« Comme c’est le cas pour tous les organes de surveillance qui procèdent à des évaluations a posteriori, la taille et l’importance de l’organe en question sont minimes comparativement à celles des organismes qu’il est chargé de surveiller », observe le professeur Forcese, qui siège lui-même au comité de l’OSSNR. Il explique que l’OSSNR fonctionne avec un système de « tri » pour décider quels aspects des activités de la sécurité et du renseignement il convient d’examiner. Cette façon de faire implique toutefois de reconnaître qu’il est impossible pour l’OSSNR d’être présent partout au même moment.

« Nous avons transféré d’énormes responsabilités à l’OSSNR, observe Leah West. Nous avons conféré de nouveaux pouvoirs à nos organismes en nous attendant à ce que ça se passe bien — à ce que l’OSSNR agisse à titre de surveillant. Il est également très, très important d’être transparent sur ce qui peut être accompli par l’OSSNR. »

Certains problèmes sont si enracinés que ni l’argent ni de mineures modifications au mandat ne permettront de les régler. L’éternel conflit dans le domaine de la sécurité nationale se situe entre les organismes de renseignement, qui recueillent des renseignements, et les services de police, qui réunissent des éléments de preuve. Le secteur du renseignement est hésitant à confier des renseignements et à révéler des sources aux services policiers lorsqu’ils soupçonnent que ces renseignements et ces sources sont susceptibles d’être dévoilés lors d’une audience publique.

La Loi sur la preuve devrait résoudre ce type de conflits. Elle confie à la Cour fédérale la responsabilité d’examiner les revendications de privilège du procureur général. Leah West croit toutefois que le processus serait facilité si on laissait au tribunal pénal le soin de juger du bien-fondé du privilège invoqué.

« J’aimerais que l’on cesse de bifurquer entre les cours fédérales et les tribunaux pénaux, dit-elle. Lorsque le procureur général revendique un privilège, cela doit être examiné par la Cour fédérale, ce qui entraîne des délais et donne à la défense des occasions de mettre les services de renseignements dans une situation embarrassante. »

« Confier cette tâche au juge du procès permettrait de simplifier le processus. »