Faire souffrir grâce aux brevets
La guerre commerciale qui bat son plein en amène certains à proposer que le Canada voie plus loin que les tarifs et frappe les États-Unis là où ça fait mal

Depuis que le conflit commercial entre le gouvernement des États-Unis et le Canada a commencé à faire les manchettes en janvier, l’accent a été placé sur les tarifs. Cette semaine, le président Donald Trump a donné suite à sa menace et a imposé des droits de douane de 25 % sur les produits canadiens et des droits de 10 % sur l’énergie canadienne.
Le même jour, Ottawa a répondu en imposant ses propres contre-tarifs.
Après une discussion avec le premier ministre Justin Trudeau le lendemain, Trump a consenti à une exemption d’un mois pour les automobiles importées aux États-Unis du Canada et du Mexique en vertu de l’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM). Toutefois, il maintient sa politique tarifaire globale, indiquant que son but ultime est de rapatrier des deux pays la production automobile aux États-Unis.
À mesure que la guerre commerciale s’intensifie, l’administration Trump ciblant tous les produits de la chaîne d’approvisionnement du Canada, allant du secteur laitier à son régime de taxe numérique et passant même par la souveraineté du pays, des appels sont lancés pour que le Canada approfondisse son arsenal de mesures de représailles et aille au-delà des tarifs.
C’est la raison pour laquelle Richard Gold pense que le moment est venu de recourir à la Loi sur les brevets du Canada pour riposter à l’administration américaine, tout en donnant un nouvel élan aux sociétés canadiennes, en particulier celles des secteurs pharmaceutique et technologique.
C’est une idée provocante qui est déjà accueillie par de la résistance.
Richard Gold, directeur du Centre des politiques en propriété intellectuelle de l’Université McGill, propose que le Canada prenne des mesures susceptibles de suspendre efficacement les droits de brevet détenus ici par des sociétés contrôlées par des intérêts américains à l’aide de l’article 19 de la Loi.
L’article a été ajouté à la Loi en 1993 pour coïncider avec la décision du Canada d’adhérer à l’Accord sur les droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce de l’Organisation mondiale du commerce afin d’élargir les protections par brevet. Il permet au commissaire aux brevets d’autoriser l’usage gouvernemental d’une invention brevetée dans des circonstances extraordinaires.
Ainsi, selon Richard Gold, le gouvernement fédéral peut déclarer une urgence et demander une licence limitée non exclusive pour l’usage d’un brevet sans négociation, alors que le commissaire aux brevets fixe la redevance.
Il admet que le recours à l’article 19 est une initiative « audacieuse », mais qu’il est aussi « tout à fait légal » et pourrait être facilement mis en œuvre sans loi spéciale.
« Ce que fait maintenant Trump est illégal », dit Me Gold à propos des tarifs. « Il est imposant et fort. Qu’allons-nous donc faire à ce sujet? ».
Le Canada a connu son lot d’embûches avec les brevets. À la fin des années 1980, sous la pression américaine, le gouvernement canadien a élargi les droits de brevet pour l’industrie pharmaceutique multinationale en retour de promesses d’accroissement des activités de recherche et de développement au Canada. Après une hausse initiale de l’investissement, une grande partie de ces activités, ainsi que d’autres dépenses, ont été éliminées parce que l’industrie a fait marche arrière.
La technologie est un autre secteur où les brevets sont importants. Les instituts canadiens d’intelligence artificielle (IA) créent des produits brevetés, mais les trois quarts de ces brevets quittent le pays, malgré le fait qu’ils puissent avoir été inventés grâce aux recherches financées par les contribuables canadiens.
Selon le plan de Me Gold, une société canadienne préoccupée par un brevet américain pourrait demander son usage d’urgence, que le commissaire aux brevets autoriserait et pour lequel il établirait des frais nominaux. Ainsi, le Canada pourrait « limiter l’exploitation des richesses canadiennes » et améliorer sa souveraineté en ce qui concerne l’économie intangible.
À son avis, la simple menace d’appliquer la mesure inciterait les sociétés américaines à se plaindre auprès de l’administration Trump pour empêcher le Canada d’agir.
« On augmente la pression sur ces sociétés pour qu’elles aillent exprimer leurs doléances au gouvernement américain. »
La proposition laisse d’autres experts des brevets sceptiques. James Hinton, un avocat spécialisé en brevets et propriétaire d’Own Innovation, un cabinet de Kitchener qui offre des conseils et des services juridiques sur la PI, dit que même s’il aime en principe l’idée de « les frapper là où ça fait mal », en ce qui concerne la lutte contre les mesures commerciales américaines, il insiste pour dire que « ça ne fonctionnera simplement pas ».
Tout d’abord, sa portée est très limitée. Selon lui, il faut plus qu’une licence de brevet pour commercialiser une forme d’IA.
« Il faut les données et les algorithmes. C’est la même chose pour l’industrie pharmaceutique. »
De plus, le Canada est une partie tellement infime du marché mondial que la plupart des entreprises américaines ne se soucient même pas de demander la protection par brevet ici. L’article 19 ne changera pas cette situation parce que si une société canadienne souhaite commercialiser un produit, elle doit tout de même obtenir un brevet américain.
« Le marché d’une technologie n’est pas seulement au Canada. Si l’on veut qu’elle fonctionne, il faut qu’elle fonctionne partout dans le monde », selon Me Hinton.
« Cet article n’est pas l’outil qui permettra d’y parvenir. Ça ne fonctionnera pas parce que les sociétés n’en auront pas besoin. »
Andrew Shaughnessy, chef du groupe des litiges en matière de PI chez Torys LLP à Toronto, ne croit pas non plus que la proposition de représailles de Me Gold sera efficace. Tout d’abord, l’article 19 n’a jamais été utilisé et selon le libellé de la loi, c’est le gouvernement fédéral qui doit demander l’autorisation pour le brevet, non une société privée.
L’article est censé être utilisé durant une urgence, par exemple, pour un produit de défense, comme des lunettes de vision nocturne, ou un produit pharmaceutique durant une urgence sanitaire.
Il remet également en question l’affirmation de Me Gold selon laquelle son utilisation pourrait être permise en retour d’un paiement nominal.
« Je ne crois pas que c’est le cas. »
Me Shaughnessy, qui préside la Section de la propriété intellectuelle de l’ABC, dit qu’en ce qui concerne les tarifs, le Canada devrait « répondre avec les mêmes armes », utilisant ses propres tarifs pour répliquer à ceux que les États-Unis imposent, plutôt que de chercher un outil comme la Loi sur les brevets, laquelle n’a pas été créée dans ce but.
Il s’inquiète de ce qui arriverait si le Canada décidait de renier sa parole sur l’offre de protections intellectuelles à ses partenaires commerciaux.
« Si nous utilisons cet outil, il (Trump) va nous renvoyer la balle. J’oserais même dire qu’un brevet américain détenu par un Canadien pour usage aux États-Unis est beaucoup plus précieux. »
Me Hinton est d’accord. Même si la proposition de Me Gold fonctionnait, elle n’accorderait aucun avantage aux sociétés canadiennes. Il est important de renforcer la position de ces sociétés de ce côté-ci de la frontière, plutôt que de tenter d’affaiblir celles au sud.
Selon Me Hinton, « nous devons nous trouver dans leur marché, entrer dans leur cuisine et manger leur repas, plutôt que de tenter de les empêcher de prendre une frite de notre assiette ».
Toutefois, à mesure que la guerre commerciale s’intensifie, ces types de mesures apparaîtront probablement dans l’équation.
« Je crois que si la situation continue de s’aggraver, inévitablement elle ne se limitera plus aux tarifs », dit Michael Geist, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit de l’Internet et du commerce électronique à l’Université d’Ottawa, faisant remarquer que « quand on laisse tomber les gants, de nombreux aspects de la relation économique inextricable » commenceront à s’effriter.
« Dans une lutte de ce genre, il faut prévoir que l’autre partie cherchera vos vulnérabilités; il vous faut donc trouver les leurs. »