Loi sur les manifestations
Alors que se sont de grands groupes flous et sans objectif unificateur qui donnent aujourd’hui le ton aux manifestations et prennent le dessus sur les manifestations traditionnelles de piquets de grève et de mégaphones, nous faut-il un nouveau cadre juridique?
La nature des manifestations publiques à grande échelle au Canada et dans les pays développés semble se transformer.
Alors que les événements traditionnels des piquets de grève et mégaphones ont toujours lieu de temps à autre, les effets des médias sociaux semblent avoir permis l’avènement d’une ère de grandes manifestations de colère fluctuante, sans direction, objectifs ou stratégies de retrait définis. Les manifestations de 2022 du convoi de la liberté en sont un excellent exemple. Il y en aura d’autres.
« Autrefois, les manifestations étaient organisées par des groupes qui avaient des dirigeants et une hiérarchie pour diriger le mouvement et éviter les débordements, explique Robert Diab, spécialiste en droit constitutionnel et droits de la personne à la faculté de droit de l’Université Thompson Rivers. De nos jours, les manifestations semblent impliquer des groupes plus flous, sans objectif unificateur ou préoccupation unique, qui n’ont peut-être que de vagues notions de ce qu’ils tentent de réaliser. C’est moins une manifestation qu’une masse grouillante. »
Selon lui, la raison à cela est que les manifestations sont moins axées sur des objectifs précis, et peuvent donc rapidement finir en queue de poisson ou recourir à des actes de violence. Aussi, les cadres juridiques qui sont à notre disposition pour faire face à ce nouveau type de manifestation datent d’une autre époque.
Cela donne à penser que le Canada a besoin de nouveaux cadres pour réagir aux manifestations. Mais est-ce que cela signifie qu’il a besoin de nouvelles lois?
Le droit de protester est abordé dans l’article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés, plus précisément aux paragraphes b, c et d, qui traitent de la liberté d’expression, de réunion pacifique et d’association.
« Il n’y a pas de droit officiel qui permet, en tant que tel, les manifestations sous le régime des lois canadiennes. Ce concept est associé à plusieurs droits que garantit la Charte, dit Sean Robichaud, criminaliste et avocat principal chez Robichaud à Toronto. Ainsi, pour ce qui est des manifestations, la common law établit généralement les limites des pouvoirs des forces de l’ordre. Ce que vous devez garder à l’esprit, c’est que presque toutes les manifestations, peu importe leur taille, comportent la violation de lois. Pour éviter la violence, la police a tendance, à juste titre, à ne pas appliquer la loi avec trop de rigueur au début d’une manifestation. »
Il y a deux ans, Me Diab a rédigé un document pour la Commission sur l’état d’urgence, qui avait le mandat d’examiner la décision du gouvernement fédéral d’invoquer des pouvoirs d’urgence en réponse aux manifestations du convoi de la liberté. Dans ce document, Me Diab soutient qu’il y a une « lacune » dans le droit canadien par rapport au pouvoir des policiers d’établir des « zones d’exclusion », soit des zones délimitées à accès restreint, pour gérer des manifestations à grande échelle qui entraînent des perturbations.
La lacune est l’absence de dispositions « claires » ou « explicites » sur l’autorité policière dans la loi pour l’établissement de telles zones, même s’il s’agit d’une pratique policière courante pour contrôler ou disperser des manifestations de masse. Selon Me Diab, cela laisse les services de police dans l’incertitude en ce qui a trait à l’étendue de leur pouvoir. Il croit aussi que, pour cette raison, le gouvernement fédéral a jugé nécessaire l’invocation des pouvoirs d’urgence pour mettre fin aux manifestations du convoi.
« Qui peut faire l’objet d’une surveillance, être fouillé ou détenu? Qui doit être indemnisé? Comment? Quels agents sont habilités à faire quoi? Où? » Ce sont toutes des questions soulevées par Me Diab en 2022.
« Sans droit évident, la fermeture à grande échelle d’espaces publics qu’ont imposée les services de police a servi de décision dans le vide juridique entourant ces questions. La police a agi en grande partie secrètement, au-delà de tout examen et sans égards à la règle du droit. »
Me Diab suggère que les gouvernements fédéral et provinciaux adoptent des lois avec des « cadres complets » pour établir des zones d’exclusion afin de « s’assurer d’une plus grande conformité de la conduite de la police à la primauté du droit ».
Cependant, cette conviction n’est pas partagée par tout le monde.
À la faculté de droit de l’Université de Windsor, Richard Moon, qui s’intéresse à la liberté d’expression et de conscience, est d’avis que la police a déjà amplement le pouvoir légal de contrôler les manifestations, pour autant qu’elle soit prête à y avoir recours.
« Il faut que les services de police soient prêts à prendre des mesures lorsque cela est nécessaire, dit-il. Les gouvernements seront toujours confrontés à la forte tentation de réglementer les manifestations en fonction de leurs messages et non de leur incidence. »
Cela dit, Me Robichaud croit que de nombreux manifestants sont peu susceptibles de respecter les zones d’exclusion.
« Le but des manifestations est de perturber, d’attirer l’attention. Si une manifestation se limite à une zone désignée, elle n’atteint pas son objectif, soutient-il. Aussi, il existe le risque que les manifestations confinées à une zone précise laissent à la police moins d’autorité pour les désamorcer. Ont-ils d’autre choix que de passer à une application sévère de la loi si le périmètre de la zone est violé? »
D’autre part, un ensemble moins flou de manifestations, comme celles que l’on observe sur les campus en lien avec la guerre Israël-Hamas, a possiblement révélé une autre lacune dans le droit.
Alors que la police d’Ottawa attendait l’arrivée des manifestants du « convoi de la liberté » en janvier 2022, elle avait obtenu un avis juridique selon lequel les droits des manifestants que garantit la Charte leur permettaient de garer leurs semi-remorques dans les rues entourant le Parlement. Dans un récent article publié sur le Web, le criminologue Michael Kempa a qualifié cet avis d’« erreur fondamentale » qui « a permis aux manifestants du “convoi de la liberté” de s’installer et de s’enraciner, et de se soustraire des méthodes policières conventionnelles en matière de contrôle ».
« Alors que les tribunaux considèrent l’établissement d’un campement comme une forme d’expression politique, a-t-il écrit, les normes du critère raisonnable qui s’y rattachent ne s’étendent pas à la fermeture de routes avec de la machinerie lourde pendant de longues périodes. »
Contrairement à une grande partie du centre-ville d’Ottawa, les terrains universitaires sont des propriétés privées, ce qui suggère que ces universités peuvent établir leurs propres règles de discours public et de manifestations, comme un club privé. Toutefois, il se peut qu’il ne s’agisse pas des biens privés en vertu de la Charte.
L’Université de l’Alberta a récemment eu recours à la police pour mettre fin à une manifestation de trois jours organisée par des étudiants et étudiantes condamnant la guerre à Gaza. L’Université de Calgary a agi de la même manière avec une manifestation sur son campus quelques jours plus tôt. Ces décisions sont susceptibles d’être révisées par des tribunaux qui s’appuieront sur la décision de la Cour d’appel de l’Alberta de 2020 dans l’affaire UAlberta Pro-Life v. Governors of the University of Alberta, qui stipulait que l’Université de l’Alberta avait violé la Charte en imposant des frais de sécurité élevés à un groupe d’étudiants et d’étudiantes pro-vie qui cherchaient à organiser un événement sur le campus.
La cour d’appel a conclu que, lorsqu’elles réglementent la liberté d’expression, les universités agissent comme des agents du gouvernement parce qu’elles mettent en œuvre des politiques gouvernementales.
« La cour a conclu que, dans certaines circonstances, il peut être tenu comme acquis que les universités mènent une action publique, dit Me Moon. Cela signifie que les étudiants et étudiantes universitaires ont le droit de manifester sur leur campus en vertu de la Charte. C’est un argument intéressant, et je m’attends à ce que la Cour suprême ait quelque chose à dire à ce sujet à un moment ou à un autre. »