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Pas d’immunité absolue pour l’adoption de lois inconstitutionnelles

La Cour suprême du Canada dit que le gouvernement peut être tenu responsable des dommages-intérêts en cas d’atteinte aux droits garantis par la Charte

Supreme Court of Canada
iStock/peterspiro

La Cour suprême du Canada a statué que l’État est responsable si le Parlement promulgue une loi qui s’avère inconstitutionnelle.

« L’État n’a pas droit à une immunité absolue contre toute responsabilité en dommages‑intérêts lorsqu’il adopte une loi inconstitutionnelle qui viole les droits garantis par la Charte », écrivent le juge en chef Richard Wagner et la juge Andromache Karakatsanis, s’exprimant pour la majorité dans la décision partagée 5-2-2.

« L’État et ses représentants sont tenus d’exercer leurs pouvoirs de bonne foi et de respecter les règles de droit “établies et incontestables” qui définissent les droits constitutionnels des individus. »

Ils poursuivent : « L’État pourra invoquer la défense d’immunité, à moins qu’il soit démontré que la loi était clairement inconstitutionnelle, ou que son adoption constituait un comportement de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir. Il s’agit d’un seuil élevé, mais pas insurmontable. »

Cet arrêt confirme la décision Mackin rendue en 2002 par la Cour, qui avait conclu que l’État pouvait être tenu responsable des dommages‑intérêts aux termes du paragraphe 24(1) de la Charte. L’arrêt Power précise que le critère de décision passe d’un « comportement clairement fautif » à une « conclusion d’inconstitutionnalité claire ».

En l’espèce, Joseph Power purgeait une peine d’emprisonnement et n’avait pas demandé de pardon lorsqu’il y était admissible. Plus tard, lorsqu’il a sollicité le pardon, ou la « suspension du casier » selon la terminologie plus récente, il n’y était plus admissible en raison d’une loi promulguée par le gouvernement conservateur. Résultat : il a perdu son emploi. Lorsque cette loi a par la suite été déclarée inconstitutionnelle, M. Power a poursuivi le gouvernement fédéral en dommages-intérêts. Fort de cet arrêt selon lequel l’État ne jouit pas de l’immunité absolue, il peut à présent intenter sa poursuite.

La majorité des juges n’étaient pas convaincus par la position du gouvernement fédéral selon laquelle la simple prétention de l’octroi de dommages-intérêts aura un effet paralysant sur le gouvernement ou que les préoccupations relatives au bon gouvernement exigent que les dommages-intérêts fondés sur la Charte soient interdits de façon absolue.

En effet, « des dommages‑intérêts peuvent contribuer au bon gouvernement en favorisant la conformité à la Constitution et en ayant un effet de dissuasion contre les violations de la Charte », écrivent les juges Wagner et Karakatsanis.

Josh Dehaas, avocat pour la Canadian Constitution Foundation, qui est intervenue dans l’affaire, s’est dit heureux du résultat, qui va dans le sens de ce que la fondation avait soutenu.

« La Cour a fait un bon travail pour pondérer les différentes parties de la Constitution dans cette affaire », se réjouit-il.

« La souveraineté parlementaire, le privilège parlementaire, la séparation des pouvoirs – voilà des parties importantes de notre Constitution, et nous sommes d’accord avec cela, mais il faut aussi regarder le contenu de la Charte. L’article 24 dit que les juges peuvent accorder des dommages-intérêts lorsque les circonstances le justifient… Si [le gouvernement] fait quelque chose qui contrevient à la Constitution, il faut des dommages-intérêts comme recours pour les personnes touchées, mais aussi comme mesure dissuasive. »

Selon lui, en plus de 20 ans depuis l’arrêt Mackin, il n’y a pas eu profusion de dommages-intérêts pour des choses dont le gouvernement aurait dû être responsable, ni d’octroi de gros dommages-intérêts ayant pu l’inciter à redoubler de prudence pour déterminer si ses lois portent atteinte aux droits.

« Nous sommes à l’aise avec ce critère élevé », dit Me Dehaas.

Megan Stephens, de Megan Stephens Law à Toronto, a représenté le David Asper Centre for Constitutional Rights, un intervenant dans l’affaire. Elle aussi est heureuse du résultat.

« Il ne s’agit pas que d’avoir des droits garantis par la Charte dans ce pays, dit-elle. Nous avons aussi des recours garantis par la Charte. Les juges ont par ailleurs fait du bon travail pour décortiquer les principes constitutionnels tacites en jeu. Ils reconnaissent les questions de souveraineté et de privilège parlementaires, mais aussi la nécessité de trouver l’équilibre. »

Me Stephens note que la décision majoritaire semble cohérente avec l’approche générale en matière de recours constitutionnels, et que c’est un critère plus simple d’application. Elle dit que l’actuel critère de l’arrêt Mackin et celui de l’arrêt Ward pour les dommages-intérêts découlant de la Charte auront trait à la plupart des questions de privilège parlementaire.

« Finalement, ce genre d’affaires est toujours très difficile à faire valoir pour les parties au litige en raison des questions de privilège, donc il y a des obstacles de preuve, comme la majorité l’a fait observer – vous ne pouvez pas faire comparaître des législateurs pour témoigner au sujet de leurs pensées au moment de l’adoption de telle ou telle loi », commente Me Stephens.

Pour Me Dehaas, les parties qui soulèvent des inquiétudes quant à la responsabilité de l’État doivent garder à l’esprit que le critère de l’arrêt Mackin est rigoureux et renvoie à la mise en garde exprimée par la majorité, à savoir que l’incapacité du demandeur de fournir des précisions « sera fatale à sa demande à l’étape des actes de procédure ».

« Il sera très rare d’être effectivement à même de démontrer cela, surtout en présence d’une question de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir, parce qu’on ne peut pas obliger des députés à témoigner », dit Me Dehaas.

« Il faudrait, par exemple, que le premier ministre dise “Je sais, c’est inconstitutionnel, mais je le fais quand même”. »

Peter Spiro, avocat à Monkhouse Law dans le domaine des recours collectifs, estime pour sa part qu’il était à peu près impensable que la Cour arrive à une autre décision dans cet arrêt, et il souligne le nombre de mémoires dans lesquels des procureurs généraux provinciaux avaient réclamé une clarification du critère de l’arrêt Mackin.

« Ce n’est pas courant, dit-il, et la plupart des gens ne subiront aucun préjudice pécuniaire important du fait d’une loi inconstitutionnelle. »

« Joseph Power est l’un de ces cas rares où quelqu’un a personnellement subi un préjudice important. Il a sans doute perdu des dizaines de milliers de dollars – un montant négligeable pour le gouvernement fédéral, mais le principe tient la route. »

Me Spiro dit avoir examiné le dossier de recours collectif d’un client touché par une autre loi déclarée inconstitutionnelle, mais avoir décidé de ne pas aller de l’avant parce qu’il aurait été trop ardu de démontrer le critère de l’arrêt Mackin et les montants en jeu étaient assez peu importants.

L’affaire Power a aussi établi la séparation des questions de savoir si l’immunité s’applique seulement à la Couronne, qui a promulgué la loi telle quelle, ou aussi à la préparation et à la rédaction d’un projet de loi adopté par le Parlement. La majorité de la Cour a jugé que l’immunité était limitée dans les deux cas pour éviter d’étendre le privilège aux fonctionnaires dans le contexte du pouvoir exécutif, ce qui aurait eu de lourdes conséquences.

Dans son avis partiellement dissident, le juge Mahmud Jamal a séparé les questions et conclu que la Couronne ne pouvait être tenue responsable de la préparation et de la rédaction de la loi, mais pouvait l’être pour sa promulgation. Dans l’avis dissident, le juge Malcolm Rowe soutient que l’immunité devrait être absolue en raison du privilège parlementaire.

Philippe Lagassé, titulaire de la chaire de recherche William and Jeanie Barton à la Norman Patterson School of International Affairs de l’Université Carleton, critique la manière dont la majorité s’oppose aux distinctions entre les différentes fonctions de la Couronne dans l’arrêt Mikisew Cree.

« Ils avancent qu’il est possible de tenir l’organe exécutif – le procureur général – responsable de quelque chose fait par le pouvoir législatif, ce qui est exactement ce qu’on ne fait pas dans Mikisew », dit-il.

« Dans Mikisew, le devoir de consulter lie la Couronne, mais ne se transfert pas au pouvoir législatif. Ils font fausse route – ils disent le contraire de Mikisew. Le pouvoir législatif fait quelque chose, mais parce qu’on ne peut pas faire valoir un recours contre lui, on va se tourner vers le pouvoir exécutif. Cela n’a pas d’importance, parce que les pouvoirs exécutif et législatif font partie du même État, donc nul besoin de se soucier des pouvoirs de la Couronne. Nul besoin non plus de s’inquiéter du fait qu’on tient le pouvoir exécutif responsable d’actions posées par l’organe législatif. »

Et d’ajouter : « On fait violence à la Constitution de 1867. »