Passer au contenu

La frontière canadienne n’échappe pas à la Charte

Statuant qu’il est inconstitutionnel de fouiller des appareils électroniques sans fondement, la Cour d’appel de l’Ontario lance le compte à rebours pour un projet de loi au point mort visant à codifier les motifs de fouille.

A locked iPhone
iStock/Photobos

La Cour d’appel de l’Ontario a jugé que les fouilles aléatoires et sans fondement d’appareils électroniques sont inconstitutionnelles, une décision qui n’étonne pas Nicholas dePencier Wright, un juriste torontois exerçant le droit des sociétés et des valeurs mobilières dont le téléphone et l’ordinateur ont été saisis par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) parce qu’il avait refusé de donner ses mots de passe lors d’une fouille.

Selon Me Wright, les agents frontaliers procèdent à des fouilles invasives sans mandats ni « motifs raisonnables et probables » depuis des années.

En 2019, au retour d’un séjour de quatre mois au Guatemala et en Colombie – où il travaillait à distance tout en étudiant l’espagnol –, il a accepté de plein gré que les agents de l’aéroport international Pearson de Toronto fouillent ses sacs, mais refusé de donner les mots de passe de ses appareils, ceux-ci contenant des renseignements protégés par le secret professionnel de l’avocat. Ses appareils ont été saisis et on l’a informé qu’ils seraient envoyés à un laboratoire gouvernemental qui essaierait d’en trouver les mots de passe. Me Wright a donc intenté une poursuite contre le gouvernement fédéral.

Comme il l’explique : « Il semble que le programme vise principalement à fouiller les listes de contacts des voyageurs pour repérer des personnes d’intérêt et à télécharger les listes pour les transmettre à la Gendarmerie royale du Canada, au Service canadien du renseignement de sécurité et aux autorités américaines dans le cadre d’un vaste projet de partage de données et d’information.

« Accessoirement, on cherche des preuves d’actes illégaux ou des motifs pour refuser l’entrée à des non-citoyens. »

Établissant clairement que la frontière n’échappe pas à la Charte, la Cour d’appel, dans sa décision R. v. Pike, statue que l’alinéa 99(1)a) de la Loi sur les douanes – qui autorise les agents frontaliers à fouiller des appareils électroniques sans motif raisonnable ni soupçon d’infraction à la loi – est inconstitutionnel parce qu’il viole le droit à la protection contre les fouilles ou saisies abusives prévu à l’article 8 de la Charte.

La constitutionnalité de cette loi a été remise en question par deux voyageurs, Jeremy Pike et David Scott, dont les appareils ont été fouillés en application de cet alinéa, ce qui a mené au dépôt contre eux d’accusations de possession et d’importation de pornographie juvénile.

« Cette décision signifie que des fouilles inconstitutionnelles ont eu lieu pendant des années à la frontière canadienne, se désole Chakir Rahim, directeur des litiges du Programme de justice pénale de l’Association canadienne des libertés civiles (ACLC).

« Cela devrait alarmer toute la population canadienne. »

La Cour d’appel a donné six mois au gouvernement fédéral pour terminer le processus législatif associé au projet de loi S-7, Loi modifiant la Loi sur les douanes et la Loi sur le précontrôle et codifier la norme de « motifs raisonnables de soupçonner » nécessaire pour effectuer une fouille.

Selon la version de la loi présentée par le fédéral au Sénat en 2022, les agents de l’ASFC auraient pu justifier la fouille d’un appareil simplement en raison de « préoccupations générales raisonnables ». Les sénateurs ont rejeté ce critère et l’ont remplacé par celui de « motifs raisonnables de soupçonner ». La version modifiée du projet de loi a été adoptée par le Sénat, mais traîne dans le Feuilleton de la Chambre des communes et est au point mort depuis octobre 2022.

Michael Tulloch, juge en chef de l’Ontario, a écrit que le délai de six mois est adéquat, puisque le projet de loi a déjà été approuvé par le Sénat.

« Vu cette “longueur d’avance”, il n’est pas nécessaire d’allonger le délai, que la Couronne n’a d’ailleurs pas cherché à justifier. »

Le sénateur Pierre Dalphond, ancien juge de la Cour d’appel du Québec et actuel chef du Groupe progressiste du Sénat, se réjouit de l’échéance de six mois, qui forcera enfin la main au gouvernement. C’est une avancée importante, car nous avons au pays un ensemble de lois disparates depuis la décision R. v. Canfield rendue par la Cour d’appel de l’Alberta en 2020, décision qui confirme que l’actuel régime de fouille à la frontière est inconstitutionnel. Deux provinces appliquent encore une norme différente à la frontière.

Concernant le libellé du projet de loi S-7, Me Wright affirme que le critère de « préoccupations générales raisonnables » de la version originale aurait débouché sur encore plus de contestations judiciaires.

« Les modifications proposées par le Sénat transforment ce qui aurait autrement été une loi cynique cherchant à échapper à la décision de la Cour d’appel en une loi fondée et très probablement constitutionnelle », explique-t-il.

Malheureusement, ces modifications ne vont pas assez loin parce qu’elles admettent le critère des « motifs raisonnables de soupçonner » au lieu de celui plus strict des « motifs raisonnables et probables ».

« Vu les abus actuels et passés de l’ASFC, seul le critère plus strict des “motifs raisonnables et probables” peut protéger et faire respecter les droits constitutionnels des Canadiens », avance Me Wright.

M. Dalphond raconte que lors de l’examen du projet S-7 en comité, la plupart des sénateurs – tout comme chaque témoin entendu d’ailleurs – ont convenu qu’il fallait adopter le critère des « motifs raisonnables de soupçonner ».

« Le gouvernement ne l’a pas vu d’un bon œil, mentionne M. Dalphond. Le sénateur Marc Gold [leader du gouvernement au Sénat] s’est opposé au changement en troisième lecture. »

Selon Me Rahim, la position de l’ACLC – qui est intervenue dans l’affaire – est que les « motifs raisonnables » représentent le minimum requis constitutionnellement, « mais qu’assurément lorsqu’il est question du critère normatif à privilégier, celui des “motifs raisonnables et probables” est parfaitement acceptable, voire important, surtout parce que normalement, il faudrait obtenir un mandat pour fouiller ces appareils ».

Et d’ajouter : « Comme ce n’est pas monnaie courante d’assouplir les exigences relatives aux mandats, le critère des “motifs raisonnables et probables” refléterait aussi la rigueur nécessaire en l’occurrence. »

Me Rahim estime qu’il s’agit d’une décision importante pour freiner les tentatives des fonctionnaires d’interpréter de manière créative le libellé des textes de droit, des politiques et des règlements régissant les fouilles et d’en élargir le sens. Vu l’ambiguïté qui règne, le gouvernement devrait s’efforcer de demander conseil, notamment sur une intervention du législateur.

Il ajoute que chaque norme établie, notamment dans le contexte législatif, doit aussi tenir compte des mécanismes de protection et des procédures associés aux communications privilégiées et aux communications pour lesquelles on s’attend fortement à ce que la confidentialité soit préservée.

« C’est une préoccupation pour nous. La question dépasse le secret professionnel de l’avocat; il faudrait l’inclure dans chaque nouveau régime de protection important », rapporte M. Rahim.

Peter Sankoff, avocat de la défense en droit criminel d’Edmonton et professeur à l’Université de l’Alberta, fait remarquer que cette « décision très percutante » pourrait bien être l’affaire de l’année.

« De mémoire, aucune autre affaire ne touche autant de sujets de façons différentes », s’étonne-t-il.

« Elle établit un précédent majeur pour plusieurs enjeux. La Couronne demandera probablement une autorisation d’appel à la Cour suprême, mais dans sa forme actuelle, la décision ratisse large et est très audacieuse. »

Me Sankoff fait observer que même si la plupart des gens s’intéressent aux parties concernant la frontière, d’autres passages resserrent la loi en vigueur sur six autres enjeux pour les avocats de la défense.

La décision est incroyablement bien équilibrée : chaque fois que c’est possible, les juges signalent les failles dans la position de la Couronne et insistent sur le caractère odieux du matériel pornographique, qui met en scène des agressions sexuelles d’enfants. La décision met aussi l’accent sur la nécessité de vérifier que les normes supplémentaires de détermination de la peine cadrent avec les normes additionnelles de fouille.

Pour ce qui est des « motifs raisonnables de soupçonner », Me Sankoff fait remarquer que la décision laisse au Parlement la liberté d’établir une norme moins élevée pour la fouille de certains types de documents dans les appareils (p. ex., cartes d’embarquement), mais qu’autrement, la Cour d’appel a imposé une norme à respecter.

Selon lui, il n’est pas anodin que la Cour d’appel ait rappelé le droit à la vie privée des Canadiens et relevé le nombre de fouilles exécutées pour rien.

« Le problème avec les décisions criminelles du genre, c’est que le Canadien moyen voit bien que les deux [accusés] tentent de faire exclure des preuves contre eux; ils y sont même parvenus. Néanmoins, la Cour d’appel fait preuve d’une grande prudence en mentionnant que dans plus des deux tiers des cas, [les agents] ne trouvent rien et continuent malgré tout de faire des fouilles invasives, même sans soupçon », explique Me Sankoff.

« Comme le souligne la Cour d’appel, la frontière n’échappe pas à la Charte. Je me réjouis qu’elle ait adopté une stratégie aussi rigoureuse tout en accordant aux agents frontaliers une grande marge de manœuvre pour s’attaquer aux véritables problèmes. »