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« Un projet de loi anti-réfugié à tous les égards »

Bien que le gouvernement soutienne que le projet de loi C-2 améliorera et modernisera le système d’octroi de l’asile au Canada, les spécialistes affirment qu’il s’agit d’une « loi cruelle » qui fera le contraire, tout en affaiblissant les protections garanties par la Charte

Un drapeau canadien avec un panneau d'arrêt en forme de main
iStock/nzphotonz

Le projet de loi omnibus du gouvernement fédéral a été largement critiqué, notamment par le Migrant Rights Network, qui soutient qu’il vise à créer un régime d’expulsion de masse.

« Il s’agit d’une loi cruelle conçue pour affaiblir les protections des réfugiés enchâssées dans la Charte », dit Aadil Mangalji, un associé et juriste spécialisé en droit de l’immigration au LM Law Group à Toronto.

« Elle démantèle le système de protection des réfugiés comme on le connaît, s’assurant que les gens n’obtiennent pas une audience libre et équitable. »

Le projet de loi C-2, appelé la Loi visant une sécurité rigoureuse à la frontière, empêche toute personne qui se trouve au Canada depuis plus d’un an de demander le statut de réfugié, même si la situation dans son pays d’origine change et devient dangereuse après son arrivée. La disposition s’applique rétroactivement à juin 2020. 

Selon les juristes, le délai d’un an est totalement arbitraire et ne reconnaît pas la réalité des personnes demandant le statut de réfugié au Canada. 

« Le gouvernement ne pense qu’au réfugié traditionnel de 1945 en guerre et qui savait immédiatement qu’il était à risque », dit Me Mangalji. 

« Ce n’est pas ainsi que le système de protection des réfugiés fonctionne pour la plupart des gens. » 

Les demandeurs traumatisés ont besoin de temps

Au cabinet Lehal Law à Delta, en Colombie-Britannique, Kamaljit Kaur Lehal concentre sa pratique sur la persécution fondée sur le genre. Elle est d’avis que la plupart des clients qui présentent une demande d’asile sont traumatisés et qu’ils ont dû mal à partager ce qu’ils ont vécu.

« Il se peut qu’un certain nombre de personnes aient besoin de bien plus qu’un an pour en arriver à un point où elles pensent être prêtes à présenter une demande d’asile. »

Me Lehal se rappelle une cliente en particulier, laquelle lui a donné la permission de parler de sa situation, qui a été attaquée par un groupe d’hommes dans son pays d’origine et qui a été violée de la façon la plus horrible qui soit. Avant de consulter Me Lehal, sa demande d’asile avait été refusée parce qu’elle n’arrivait pas à parler de ce qui lui était arrivé.

« Le récit va me faire sombrer dans un gouffre sans fond et je ne peux simplement pas le faire », a-t-elle dit à Me Lehal. 

Il a fallu des mois à Me Lehal pour obtenir sa confiance et la convaincre de consulter une psychologue qui a pu lui diagnostiquer un trouble de stress post-traumatique. Elles ont fini par faire rouvrir sa demande d’asile, laquelle a été accueillie.

« C’était un processus, parce qu’on traite avec certaines des personnes les plus vulnérables qui ont besoin de soutien et de temps avant de dévoiler des choses qui sont très difficiles à entendre, selon moi », dit Me Lehal.

Il se trouve que la plupart des gens éviteraient de présenter une demande d’asile s’ils le pouvaient et choisiraient une voie économique ou autre pour venir au Canada et éviter de raconter de nouveau les circonstances susceptibles de rappeler un traumatisme et une torture. 

« Je crois que c’est ce qu’il faut rappeler aux gens », dit-elle, faisant remarquer que la crainte de persécution est difficile à prouver, car elle s’accompagne de critères établis et d’éléments de preuve nécessaires pour justifier une demande.

« Ce n’est pas du tout une formalité. Ainsi, penser que les gens qui ont subi un événement traumatisant peuvent simplement venir au pays et dire qu’ils vont présenter une demande d’asile n’est pas du tout réaliste. »

Un grand nombre des clients de Me Mangalji font partie de la communauté 2ELGBTQ+ et ils seront particulièrement touchés par le changement proposé. 

Il en est ainsi parce que, dans de nombreux cas, les gens qui arrivent ici en tant qu’étudiant, visiteur ou travailleur, même s’ils sont queer ou ont des pensées queer, n’ont jamais concrétisé ces pensées à la maison parce qu’ils ne se trouvaient jamais dans un espace suffisamment sécuritaire pour révéler leur identité de genre.

« Lorsqu’ils sont au Canada, ils commencent à réaliser qui ils sont. Nous avons donc des demandes de personnes trans, queer, gaies ou lesbiennes qui sont toutes présentées alors que les personnes sont en sécurité depuis un certain temps. Mais il leur faut parfois des années pour se sentir en sécurité », dit Me Mangalji. 

« La loi repose sur l’attente selon laquelle les gens arrivent et savent immédiatement qui ils sont, ce qui est absurde. Les gens ne sont pas munis d’un bouton marche-arrêt. Il s’agit d’un processus qui se déroule souvent sur plusieurs années. Dorénavant, si vous ne r comprenez pas qui vous êtes dans la première année, vous avez soudainement droit à un processus d’immigration beaucoup moins équitable. »

Abaissement de la norme d’équité procédurale

À l’heure actuelle, les demandes d’asile sont entendues par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR), un tribunal indépendant qui ne relève pas du ministre. Les commissaires sont spécialisés dans le droit des réfugiés et suivent une formation pour devenir des arbitres éclairés sur les traumatismes et gérer des affaires très sensibles. Ils suivent également des lignes directrices précises, notamment sur des affaires concernant la persécution fondée sur le genre.

Pendant les audiences de la CISR, les demandeurs peuvent faire valoir leurs arguments sur les risques auxquels ils sont confrontés dans leur pays d’origine et les juristes bénéficient de droits à une audience complète, comme devant des tribunaux. Me Mangalji dit que les juristes ont accès à l’ensemble des éléments de preuve et ils peuvent en présenter, ils effectuent des contre-interrogatoires et présentent leurs conclusions soulignant le droit applicable.

Si le projet de loi C-2 entre en vigueur, toute personne n’ayant pas présenté de demande d’asile dans la première année ne pourra plus le faire et doit plutôt subir un examen des risques avant renvoi (ERAR).

Le système d’ERAR ne s’apparente pas à un tribunal indépendant. Les membres sont des employés d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, ce qui signifie que le ministre est leur patron.

Un ERAR n’est pas une audience et les juristes n’ont pas réellement un rôle à jouer. Bien qu’ils puissent être présents pendant l’entrevue et poser des questions de suivi par souci de clarté, ils ne présentent aucune observation au nom de leur client. Le processus n’est pas enregistré de sorte que personne ne sait ce qui est dit à l’audience. Le dossier est entièrement fondé sur les notes d’un agent ou d’une agente.

Habituellement, si un demandeur avait une audience devant la CISR et que son renvoi du pays était ordonné, l’ERAR constituait sa dernière chance de présenter ses arguments. Il était destiné aux personnes qui étaient déjà passées par le processus d’audience.

« Je ne crois pas que les Canadiens et les Canadiennes, ou le gouvernement libéral du reste, comprennent la différence fondamentale entre l’ERAR et le tribunal de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Selon moi, on force essentiellement les gens à subir un processus qui n’est pas conforme à la Charte », dit Me Mangalji.

« Il s’agit d’une norme considérablement inférieure à l’équité procédurale de base. »

La décision de 1985 de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Singh a établi que les demandeurs d’asile ont un droit constitutionnel à une audience devant un tribunal indépendant. De plus, la Cour a précisé que les garanties juridiques offertes par la Charte canadienne des droits et libertés s’appliquent à « chacun », soit tout être humain qui se trouve au Canada, dont les demandeurs d’asile étrangers.

« Cette loi détruit des décennies de dispositions législatives établies », dit Me Lehal.

Les problèmes concernant le processus d’ERAR ne se terminent pas ici.

Me Mangalji a présenté une demande de contrôle judiciaire à l’égard de son troisième ERAR dans lequel les agents ont mal indiqué le pays de renvoi, « littéralement les faits les plus fondamentaux de l’affaire ».

Il affirme pouvoir trouver une erreur dans la plupart des décisions d’ERAR et qu’il n’a pas encore trouvé de décision qui indique clairement le droit. Il en est ainsi parce que les agents ou agentes participant au processus ne sont pas des spécialistes du droit des réfugiés et qu’ils font des erreurs dans chaque cas. 

« Je dirais qu’au mieux, des agents nouvellement embauchés examinent les cas », dit Me Mangalji.

Le résultat? « Presque chaque ERAR peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Il n’en va pas de même de la Commission. »

Ajout à l’arriéré

Alors que la Cour fédérale croule sous les arriérés de contrôles judiciaires visant des demandes d’immigration, il a dit devant une table ronde à la conférence de l’ABC sur le droit de l’immigration à Victoria que les changements proposés dans cette loi ne feraient qu’y ajouter considérablement.

Me Lehal trouve préoccupante la suggestion selon laquelle un ERAR est un substitut adéquat à une audience devant la CISR.

« Il y a une très faible chance qu’un ERAR soit réussi. Pendant ma carrière de 35 ans en droit de l’immigration, je n’ai jamais vu un ERAR accueilli », dit-elle.

« Je ne vois simplement pas comment ce système pourra gérer les cas très complexes de personnes traumatisées; il n’est pas conçu à cet effet. »

Les dispositions du projet de loi C-2 pourraient faire en sorte qu’il soit pratiquement impossible pour la plupart des personnes venant au Canada depuis les États-Unis de voir leur demande d’asile entendue par la CISR. Elles suppriment une exception à la frontière américaine qui permettait aux migrants qui traversaient les États-Unis aux points d’entrée officiels de demander le statut de réfugié après 14 jours.

La mesure législative proposée donne également au Cabinet le pouvoir d’annuler les visas de résident permanent existants ainsi que les permis d’études et de travail, les visas de résident temporaire et d’autres documents sur le statut d’immigration si le gouverneur en conseil « estime que l’intérêt public le justifie. »

Bien que l’une des cibles énoncées de cette mesure vise les gens qui achètent des offres d’emploi, une chose que les juristes soucieux de l’éthique refusent de faire, Deanna L. Okun-Nachoff du cabinet McCrea Immigration Law à Vancouver dit que ce sujet doit être abordé d’une façon stratégique et équilibrée.

« Nous ne pensons pas que le gouvernement devrait, dans l’ensemble, pouvoir annuler des catégories entières, parce que rien ne l’empêche d’annuler les meilleures catégories qui devraient figurer dans la loi elle-même, catégories qu’il y intégrera, au lieu de cibler les catégories problématiques », a-t-elle dit à l’animatrice Alison Crawford au dernier épisode de Modern Law: Verdicts and Voices.

Aucune consultation

Le fait que toutes ces mesures ont été intégrées dans un projet de loi omnibus est problématique, tout comme les efforts du gouvernement de l’adopter rapidement. Il s’accompagne des plans du Canada de réduire ses cibles d’accueil de réfugiés. La population des résidents temporaires du pays, y compris les étudiants étrangers, les travailleurs étrangers et les réfugiés, sera réduite de 445 901 en 2025 et de 445 662 en 2026. 

« La vitesse n’est pas propice à l’adoption d’une bonne loi », dit Me Okun-Nachoff, faisant remarquer que bien que les choses puissent être rapides, abordables ou bonnes, elles ne peuvent pas être ces trois éléments simultanément. Accorder la priorité à l’un des aspects signifie sacrifier les autres.

« Je crois que c’est ce que nous constatons profondément dans le secteur de l’immigration : lorsque le gouvernement choisit des choses peu coûteuses et rapides, il le fait au détriment de la qualité. Et c’est ce qui a causé la crise dans le secteur de l’immigration, à mon avis. Je crois que nous tentons de réduire les nombres, mais également de faire les choses rapidement; la seule chose que nous réaliserons ainsi c’est de ne pas protéger les meilleurs candidats. »

Si cette loi était adoptée, le Canada cessera d’être le pays de destination idéal, et les personnes qui ont un véritable besoin de protection seront renvoyées à des endroits où elles pourraient mourir, malgré le fait qu’elles sont exactement les personnes que nous devons protéger selon nos engagements envers le droit international.

« Ça semble très extrémiste, mais en ma qualité d’avocate spécialisée en droit de l’immigration soucieuse de l’éthique, je crois que telles seront les conséquences de cette loi », dit-elle.

Pour Me Lehal, qui est présidente de la Section du droit de l’immigration de l’ABC, l’insulte à l’injure est que le projet de loi a été déposé tout juste quelques jours après que la section a envoyé à la ministre de l’Immigration Lena Metlege Diab un rapport de 100 recommandations visant à moderniser la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, laquelle a maintenant 25 ans.

Il réclamait la création d’un système d’immigration transparent qui soit juste, équitable et inclusif afin d’aborder la manière fragmentée et opaque dont les demandes d’asile sont actuellement gérées. 

« Cette loi est tout à l’opposé de ce que nous espérerions voir », dit-elle.

« Le but énoncé du projet de loi est d’améliorer et de moderniser le système d’octroi de l’asile, mais selon nous, il fait le contraire. Il va rendre les choses plus complexes et même plus opaques. »

Me Mangalji ne sait pas si quiconque à l’ABC ou à l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés a été consulté sur la loi.

« On ne l’a pas vu venir », dit-il.

« Pour moi, c’est terrifiant de constater qu’une nouvelle ministre ait essentiellement choisi de ne consulter personne avant d’entreprendre la destruction la plus coûteuse de la commission des réfugiés. »

Il s’agit pour lui d’un projet de loi de « complaisance de (du premier ministre Mark) Carney ». Il est déçu de voir que les Libéraux suivent la rhétorique américaine et traitent les réfugiés comme s’ils étaient une menace pour la sécurité du Canada, alors qu’il y a peu de temps encore, nous parlions de jours meilleurs et des contributions des réfugiés à notre pays.

« Il s’agit de la chose la plus odieuse faite aux réfugiés depuis l’Entente sur les tiers pays sûrs, et peut-être même la plus importante », dit Me Mangalji. 

« Je crois que les Libéraux doivent faire un examen de conscience pour se demander si c’est le gouvernement qu’ils veulent être, parce qu’il s’agit d’un projet de loi anti-réfugié à tous les égards. »