L’IA n’est pas la panacée à la traduction de décisions judiciaires
La technologie peut traduire des documents rapidement, mais les experts sont d’avis qu’elle doit relever certains défis. Sans supervision humaine, des questions se posent sur la fiabilité, la valeur et le statut des décisions traduites par l’IA.
Le puissant mélange de langage, de politique et de l’avènement de l’intelligence artificielle mène la Cour suprême du Canada et les tribunaux du Québec à une impasse.
En juin dernier, pour la deuxième fois en trois ans, le commissaire aux langues officielles du Canada a sommé la plus haute cour du pays à traduire toutes ses décisions antérieures à 1970 afin de se conformer à ses obligations en vertu de la Loi sur les langues officielles.
Cependant, le juge en chef Richard Wagner affirme que la cour n’a pas l’intention de traduire les plus de 6 000 jugements rendus entre 1877 et 1970.
« Ce n’est pas de la mauvaise foi, c’est une question de moyens; c’est aussi une question de raisonnabilité », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse en juin, soulignant qu’il faudrait à une centaine de traducteurs environ dix ans, et que ce travail coûterait entre dix et vingt millions de dollars.
« Nous ne disposons pas de ces fonds. »
Le juge Wagner a déclaré que la traduction des décisions antérieures à 1970 serait peu utile et ne ferait que « plaire aux amoureux du patrimoine culturel juridique ».
Cette position laisse perplexe Étienne-Alexis Boucher, directeur général de Droits collectifs Québec, l’organisme qui a déposé la plainte devant le commissaire Raymond Théberge. Il soutient qu’il y a plusieurs jugements, comme Saumur et coll. c. Procureur général du Québec et Roncarelli c. Duplessis, rendus avant 1969, qui sont encore déterminants aujourd’hui. M. Boucher estime que la situation est discriminatoire envers les Canadiens francophones et les Québécois dont « le droit de bénéficier » d’une traduction française des décisions antérieures à 1970 de la CSC n’est pas respecté par une institution qui devrait être exemplaire et respecter la primauté du droit.
Le Barreau du Québec, qui a récemment rencontré le juge en chef Wagner pour discuter de possibles solutions, soutient que la traduction des décisions antérieures à 1970 contribuerait à faciliter l’accès à la justice et à renforcer la confiance du public dans le système de justice.
« La question du patrimoine juridique est importante pour le Barreau du Québec, affirme la porte-parole Martine Meilleur. Diverses pistes sont actuellement à l’étude avec des partenaires de l’écosystème juridique, et les travaux se poursuivent, en particulier en ce qui a trait au financement. »
De nombreux acteurs juridiques ont publiquement évoqué l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) pour traduire les décisions comme une avenue potentiellement intéressante qui « pourrait nous aider », comme l’a dit le juge en chef Wagner. La Société québécoise d’information juridique (SOQUIJ), l’organisme québécois qui publie les décisions de la province, envisage également de recourir à la nouvelle technologie pour traduire les décisions, comme le révèle une récente décision de la cour provinciale. D’autres organismes, dont le Conseil canadien de la magistrature et le Conseil de la magistrature du Québec, étudient également l’utilisation de l’IA dans les procédures judiciaires.
« L’IA est un outil comme un autre, et il ne sert à rien de se mettre la tête dans le sable et de prétendre qu’elle va disparaître, explique Karine McLaren, professeure de droit à l’Université de Moncton. Nous allons donc devoir adapter nos pratiques de travail à cette réalité, ou nous risquons d’être laissés pour compte. »
Cependant, à l’instar d’autres experts juridiques, elle avertit qu’il est beaucoup trop tôt pour faire confiance à l’IA malgré ses avantages évidents. Il ne fait aucun doute que l’IA peut traiter de grands volumes de documents juridiques et les traduire beaucoup plus rapidement que des traducteurs humains, ce qui pourrait réduire le temps nécessaire pour rendre les décisions judiciaires disponibles dans les deux langues officielles.
L’automatisation des traductions avec l’IA réduit également le besoin de services coûteux de traduction humaine à un moment où le système judiciaire est aux prises avec un sous-financement chronique.
« Bien que l’utilisation de l’intelligence artificielle puisse certainement faciliter le processus de traduction, il est important de souligner qu’elle ne peut en aucun cas remplacer l’expertise humaine, particulièrement celle des jurilinguistes », croit Vicky Ringuette, directrice du Centre de traduction et de documentation juridiques d’Ottawa.
L’utilisation de l’IA dans un contexte juridique rime également avec plusieurs défis importants « que nous ne pouvons vraiment pas ignorer », explique Mme McLaren, qui est également directrice du Centre de traduction et de terminologies juridiques (CTTJ), une autorité internationale sur l’utilisation de la common law en français.
La traduction juridique ne consiste pas simplement à traduire ou à utiliser un équivalent pour un mot dans une autre langue. Dans les pays officiellement bilingues et bijuridiques comme le Canada, les défis sont particulièrement relevés. Il s’agit d’une entreprise complexe qui oblige les traducteurs et les professionnels du droit à travailler entre deux langues et deux cultures tout en naviguant souvent entre deux systèmes juridiques coexistants, dont les concepts juridiques et la terminologie diffèrent.
La traduction juridique implique également l’interprétation du droit. Souvent, les traducteurs juridiques et les jurilinguistes doivent paraphraser un mot ou une phrase pour en transmettre le sens avec exactitude parce que la terminologie juridique est inexistante dans l’autre langue officielle. C’est quelque chose que l’IA est incapable de faire pour le moment. Mme McLaren affirme que la technologie devra être formée pour reconnaître et pour traduire avec précision la terminologie juridique tout en préservant ses significations juridiques distinctes. Elle doit également apprendre à gérer les nuances linguistiques régionales pour s’assurer que les traductions sont culturellement et légalement appropriées, ajoute-t-elle.
Les avis de juges communiquent les conclusions et les motifs de la juridiction en présentant une discussion structurée de faits, de principes juridiques et d’autorités compétentes dans une affaire. Il s’agit d’un moyen d’interprétation qui articule, analyse et explique le raisonnement juridique derrière une opinion, affirme Karim Benyekhlef, directeur du Laboratoire de cyberjustice et professeur de droit à l’Université de Montréal.
« Le droit est un art de la subtilité des mots, dit-il. L’utilisation de l’IA lors de la traduction d’un manuel d’instructions pour assembler une table IKEA est très bien. Mais à ce stade, il n’est pas possible de traduire des jugements, surtout ceux de la Cour suprême du Canada, en utilisant uniquement des outils automatisés, peu importe la mesure dans laquelle ils sont avancés. Ils commettent des erreurs. »
L’IA a aussi une propension à inventer des choses, comme M. Benyekhlef peut en attester. JusticeBot, un outil d’IA développé par le Laboratoire de cyberjustice qui fournit de l’information juridique sur les lois du Québec en matière de logement, comparé à l’IA générative. Le nouveau modèle d’apprentissage profond, apparenté à ChatGPT, a généré des articles du Code civil du Québec qui n’existent pas.
Le Bureau du registraire de la CSC a également éprouvé des problèmes. À titre d’essai, le Bureau a traduit plusieurs décisions à l’aide d’outils de traduction automatique et a constaté des erreurs et des incohérences dans les traductions. Stéphanie Bachand, conseillère juridique principale et chef de cabinet du juge en chef Richard Wagner, trouve cette tendance inquiétante et croit qu’elle pourrait miner la confiance du public dans la magistrature et dans l’administration de la justice.
« La grande qualité des versions originales et traduites des décisions de la cour est l’une de ses forces et contribue à sa réputation nationale et internationale, dit Me Bachand. Par conséquent, des versions traduites de moindre qualité que les versions originales causeraient un tort considérable. »
D’autres obstacles se posent avant que l’IA puisse être sérieusement considérée comme un outil légitime et fiable pour la traduction de décisions. Les décisions judiciaires font habituellement référence à des lois, à des actes et à des précédents propres à une juridiction, dont certains sont déjà bilingues. L’IA doit être capable de rechercher et d’identifier les références existantes, comme leur auteur et leur provenance, explique Jean-François Lymburner, responsable du Bureau de la traduction du gouvernement fédéral.
« Il existe aujourd’hui plusieurs outils offrant d’effectuer la traduction d’un texte, mais vous n’avez pas vraiment de lien pour savoir qui l’a traduit », dit-il.
Voilà qui présente un autre obstacle. La cohérence est essentielle en droit, et le maintien de la cohérence dans la traduction juridique est primordial parce que des traductions incohérentes peuvent conduire à des malentendus et à une mauvaise application de la loi, selon Mme McLaren. Par conséquent, il deviendra de plus en plus important de développer une terminologie juridique normalisée à mesure qu’augmentera l’omniprésence des outils d’IA. Cela sera un défi redoutable, car la terminologie propre à chaque juridiction n’est pas appliquée uniformément partout au Canada.
Il sera également difficile de surmonter la résistance à l’adoption de la nouvelle technologie. Il y a un manque sérieux et vérifié de traducteurs juridiques et de jurilinguistes expérimentés au Canada. Les jurilinguistes, formés en langue et en droit, révisent des traductions normalement produites par des traducteurs juridiques. « Demander à ces professionnels qui ne courent pas les rues de réviser ce qu’une machine a produit n’est pas une proposition attrayante à l’heure actuelle, du moins d’ici à ce que le modèle linguistique ait atteint le niveau de précision attendu de traducteurs juridiques expérimentés », explique Mme McLaren.
La magistrature a aussi d’autres préoccupations. Une décision récente de la Cour du Québec a révélé que les juges en chef de la province sont préoccupés par la sécurité et la confidentialité des données entourant l’utilisation possible de l’IA pour la traduction. Ces préoccupations sont apparues après l’entrée en vigueur récente d’une disposition de la Charte de la langue française du Québec exigeant le dépôt « immédiat et simultané » en français de décisions rédigées en anglais.
Selon une étude interne commandée par le gouvernement provincial, la SOQUIJ estime que les jugements visés par la disposition nécessiteront la traduction d’environ 3 000 pages. La SOQUIJ envisage plusieurs options pour répondre aux nouvelles demandes, y compris l’externalisation des services de traduction, l’embauche de traducteurs et l’utilisation de l’IA.
« Le bien-fondé de confier un projet de jugement très délicat à un logiciel ou à l’intelligence artificielle au stade précédant la publication est pour le moins alarmant », a déclaré le juge Dennis Galiatsatos dans l’affaire R. c. Pryde.
Le domaine de la traduction est en pleine transformation et traverse une période « turbulente », explique M. Lymburner du Bureau de la traduction, la 17e organisation de services linguistiques la plus importante au monde, qui traduit plus de 350 millions de mots par année. L’émergence d’une nouvelle génération d’outils artificiels génératifs incite le milieu juridique à évaluer son potentiel. Toutefois, les experts juridiques et linguistiques croient qu’il est clair que, pour le moment, la surveillance humaine reste essentielle lorsqu’il est question de révision et de vérification de traductions de décisions judiciaires produites par l’IA.
« Sans cette intervention humaine ultime, des questions se poseront quant à la fiabilité, à la valeur et au statut même de toute traduction d’une décision judiciaire produite par l’IA », dit Mme McLaren.
Cependant, même si l’IA pouvait traduire les décisions de manière fiable et précise, les organisations qui demandent à la Cour suprême de traduire ses décisions rendues avant 1970 se trouveraient face à un obstacle insurmontable.
« Le problème ultime est qu’il ne s’agira jamais de versions officielles », dit le juge Wagner, car les auteurs des décisions ne sont plus de ce monde.