Litiges locateurs-locataires : entraves à l'accès à la justice
De nombreux facteurs contribuent aux retards inacceptables.
L’Ombudsman de l’Ontario est venu jeter une douche froide sur la Commission de location immobilière de l’Ontario l’hiver dernier. L’un des tribunaux les plus achalandés de l’Ontario a vu ses pratiques scrutées par le chien de garde des institutions de la province, alerté par une hausse des plaintes des usagers. Délais démesurés pour être entendu, virage numérique, pandémie : depuis 2019, « la Commission était tombée dans le déclin et se trouvait aux prises avec des arriérés croissants de requêtes en attente de règlement », peut-on lire en introduction du rapport.
Ce n’est pas le premier tribunal qui administre les litiges entre propriétaires et locataires à se voir critiqué au Canada pour des raisons similaires. En Colombie-Britannique, 15 millions de dollars ont été investis sur trois ans dans la Residential Tenancy Branch pour accélérer le traitement des litiges en décembre dernier. Comme le rapportait alors CBC, ce montant servirait à l’embauche de 50 employés supplémentaires pour réduire les délais, qui étaient de trois fois supérieurs à ceux enregistrés en 2020.
Le Tribunal administratif du logement du Québec (TAL) subit depuis longtemps les foudres des groupes de locataires et de propriétaires pour sa gestion des délais. En mars dernier, le syndicat des employés du TAL dénonçait au Journal de Montréal la surcharge de travail de ses membres, qui pouvait les mener à négliger les droits des justiciables devant le tribunal. Une réforme législative vient d’ailleurs d’être déposée à l’Assemblée nationale, réforme qui fait controverse parmi tous les groupes impliqués.
Si, dans une large mesure, les règles contractuelles du droit du logement n’ont pas fondamentalement changé au cours des 20 dernières années, il en va autrement du contexte dans lequel elles évoluent.
La crise du logement se répand à la faveur d’une tempête parfaite alliant fin d’une pandémie dont on sonde encore les effets et crise économique qui pousse à la hausse le prix de l’immobilier - parmi tant d’autres facteurs. Au centre de celle-ci : les systèmes de droit qui régissent depuis longtemps les relations entre propriétaires et locataires.
« Je crois que personne n’a été étonné par quoi que ce soit dans ce rapport. C’est important pour nous de voir [l’Ombudsman de l’Ontario] confirmer les problèmes que nous avons vécus dans notre pratique avec la CLI » avance Benjamin Ries, avocat pour l’organisme Neighborhood Legal Services, à Toronto.
Après avoir analysé quelque 4000 plaintes de citoyens, le chien de garde des institutions ontariennes ne ménage pas ses conclusions quant à l’évolution récente de la Commission immobilière de l’Ontario (CLI). Après avoir interrogé des milliers d’usagers, il en vient à la conclusion « que la conduite de la Commission de location immobilière [et] Tribunaux décisionnels Ontario est déraisonnable au sens de l’alinéa 21 (1) b) de la Loi sur l’ombudsman ».
« En tant que tribunal administratif, la Commission échoue fondamentalement dans son rôle qui est d’apporter rapidement justice aux locateur(rice)s et locataires de propriétés résidentielles qui cherchent à régler des différends. Ce faisant, elle prive de justice une partie importante de la population ontarienne », dénonce l’Ombudsman Paul Dubé.
Ce tribunal était pourtant cité en exemple par les chercheurs et organismes de défense des droits québécois il y a quelques années à peine. « En 2012-2013, les locataires ontariens n’attendaient pas plus de 20,2 jours ouvrables en moyenne pour se faire entendre », soulignait le Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec en 2016. « [La CLI] performe, point. », concluait résolument le groupe dans son rapport La Régie du logement sous la loupe.
Or, l’Ombudsman de l’Ontario relève au contraire que les délais pour fixation d’audience sont maintenant de « sept à huit mois ». Qu’est-il arrivé à la CLI?
122 étapes
L’ombudsman pointe d’abord du doigt le processus de nomination des membres du tribunal. « Les retards dans le processus de nomination des membres à la Commission sont endémiques », constate-t-il.
La Commission et Tribunaux décisionnels Ontario « ont attribué la cause de ces retards à une pénurie “critique” de membres et ont déclaré qu’ils avaient essayé de remédier à la situation en recrutant et en nommant de nouveaux(elles) membres. Cependant, ils ont signalé des retards dans le processus de nomination. »
Paul Dubé a ainsi décortiqué le processus de nomination des membres pour en cerner les failles. Celui-ci se fait en 11 étapes, mais chacune d’entre elles « comprend des processus supplémentaires. » Au final, on peut décliner ledit processus en 122 étapes distinctes. Ultimement, c’est le Conseil des ministres qui procède aux nominations.
Il n’en faut pas occulter non plus les processus de renouvellement des mandats des membres actuels de la Commission. Celui-ci a été décrit comme « presque cruel » car source d’incertitude pour ceux-ci.
« Après un changement de gouvernement, il y avait un nombre important de cas de membres qui faisaient partie de la Commission depuis cinq à sept ans. Le renouvellement de leur mandat approchait, mais il ne se voyait offrir qu’un an de mandat supplémentaire », souligne Benjamin Ries.
Car la transition d’un gouvernement à l’autre a effectivement été soulevée pour expliquer les retards dans les processus de nomination ou de renouvellement des mandats. « Il est courant qu’avant des élections, les gouvernements provinciaux limitent des activités comme les nominations aux tribunaux », note l’Ombudsman Paul Dubé.
« Dans le cas de la Commission, la transition gouvernementale en 2018 a contribué à une réduction importante du nombre de membres disponibles pour statuer sur les requêtes, ce qui a entraîné des retards considérables », poursuit-il.
L’incertitude des membres dans cette situation s’est ainsi répandue parmi les justiciables. « J’ai plaidé en personne devant des membres expérimentés qui disaient aux deux parties devant eux ‘Si je dois ajourner aujourd’hui, je ne sais pas si je pourrai reprendre le dossier, car je ne sais pas si mon mandat sera renouvelé’ », se souvient Me Ries.
Cependant, il doute de l’argument de changement de gouvernement. Oui, celui-ci a certainement contribué aux retards, mais « nous avons vécu d’autres élections auparavant et rien de tel n’est arrivé », observe Me Ries. « Quelque chose n’a pas tourné rond au sommet » du gouvernement, avance-t-il.
David Lyman, avocat et vice-président de l’Eastern Ontario Landlord Organization, apporte aussi des nuances. « Ça faisait déjà un moment que le nombre de membres était insuffisant à la CLI avant 2018. [...] Ils ont peut-être sous-estimé que la formation des membres du tribunal peut prendre du temps » avance-t-il.
L’Ombudsman recommande ainsi la mise en place de mesures pour accélérer la nomination des membres. De six à neuf mois pour procéder à une nomination, l’Ombudsman souhaite voir passer ce délai à « quatre à six mois ». Cela passe entre autres par une simplification du processus de nominations.
De novo
L’Ombudsman de l’Ontario relève aussi de nombreux dossiers où de nouvelles audiences avaient dû être programmées pour pallier le départ de membres de la CLI. Dans plusieurs dossiers, certains d’entre eux n’avaient pas rendu de décision au moment de leur départ du tribunal, forçant les parties à organiser une nouvelle audience.
« Malheureusement pour certain(e)s requérant(e)s, l’obligation d’une nouvelle audience à la suite du départ d’un(e) membre de la Commission vient s’ajouter à d’autres retards importants », écrit Paul∇Dubé.
Autant les locateurs que les locataires peuvent faire les frais d’une nouvelle audience. « Cela coûte cher à toutes les parties, et c’est particulièrement frustrant », note Me Lyman. « La vraie frustration provient du fait que la raison pour laquelle une nouvelle audience doit être organisée est que la décision n’a pas été rendue promptement. »
Paul Dubé relève des cas troublants, notamment celui d’une « petite » locatrice qui a engrangé plus de 38 000 $ en arriérés de loyers d’un locataire mauvais payeur, entraînant ainsi des retards dans ses paiements d’hypothèque.
L’Ombudsman formule ainsi six recommandations pour éviter au maximum aux parties l’organisation de nouvelles audiences en raison du départ des arbitres, notamment d’assurer un « processus rigoureux de suivi des membres dont le mandat arrive prochainement à expiration », « éviter de confier des requêtes en vue d’audiences à des membres dont le mandat arrive prochainement à expiration », et « modifier la Loi de 2006 sur la location à usage d’habitation afin de prolonger la période durant laquelle les membres peuvent poursuivre leur travail afin d’exécuter leurs ordonnances en suspens. »
À noter qu’en juillet 2022, 78 affaires étaient en attente de nouvelles audiences, selon l’Ombudsman.
Transition numérique
La pandémie a aussi accéléré la transition numérique du tribunal. Dès septembre 2020, les audiences virtuelles sont devenues la norme à la CLI. Dorénavant, « seules deux exceptions justifieraient la tenue d’audiences en personne » : d’abord, lorsqu’un accommodement s’avère nécessaire en vertu du Code des droits de la personne de l’Ontario. Puis, « lorsqu’une partie peut établir que le format de l’audience numérique entraînerait une audience inéquitable. »
« Le pire moment pour faire une transition numérique », note Benjamin Ries. Celui-ci fait référence au fait que de nombreux membres du tribunal étaient nouveaux et manquaient d’expérience au moment de la transition.
« Les audiences allaient beaucoup plus rapidement et étaient beaucoup plus appréciées de toutes les parties quand elles étaient en personnes », renchérit Me Lyman.
Qui plus est, de telles audiences comportent aussi leurs lots de défis en matière d’interrogatoires et de contre-interrogatoires, selon les deux avocats. « Comme avocat, j’ai besoin de savoir comment les faits sont perçus par l’arbitre », avance Me Lyman.
« Cela fait plusieurs années que j’appelle, tout comme plusieurs collègues, à un retour des audiences en personne, au moins pour ramener tout le monde dans la même pièce », ajoute Me Ries. Celui-ci souligne que souvent, ses clients, qui sont des locataires, voudront se présenter à l’audience par téléphone, faute d’un accès internet suffisant pour participer à l’audience virtuelle.
Et maintenant?
Chose certaine, il est rare de voir les avocats des locataires comme des locateurs s’entendre autant sur les problèmes que sur les solutions en matière d’habitation. Les défis à relever sur la CLI sont l’exception qui confirme la règle.
« Je tiens à faire un plaidoyer pour les modes alternatifs de règlement des différends. [...] Ce devrait être la norme à la CLI que soient présents de nombreux médiateurs pour chaque arbitre unique. Malheureusement, les chiffres ne sont pas là » se désole Me Lyman.
« On oublie souvent que ce qui assurait un bon fonctionnement de la CLI auparavant était que celui-ci était bien fourni non seulement en arbitres, mais aussi en médiateurs et en personnel de soutien », conclut pour sa part Benjamin Ries.