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Une norme inédite d’examen à la frontière

Les critiques craignent qu’un nouveau projet de loi ne permette aux agents des services frontaliers canadiens de justifier trop facilement l’examen d’appareils électroniques.

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Il y a deux ans, un tribunal albertain a creusé un grand trou dans la politique de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) sur l’examen des appareils électroniques personnels à la frontière. Le mois dernier, le gouvernement fédéral a tenté de colmater ce trou.

Le projet de loi S-7, déposé au Sénat le 31 mars, propose un nouveau critère, celui des « préoccupations générales raisonnables », que les autorités frontalières doivent satisfaire avant d’examiner le téléphone intelligent ou l’ordinateur portable d’un voyageur ou d’une voyageuse.

Ce critère est nouveau. Si nouveau, en fait, que de nombreux spécialistes à la croisée du droit à la vie privée et de la technologie n’en avaient jamais entendu parler.

« La loi a une compréhension très claire de ce que signifient les expressions “soupçon raisonnable” et “motifs raisonnables de croire” », avance l’avocate Lex Gill, associée du Citizen Lab, un centre rattaché à la Munk School of Global Affairs and Public Policy de l’Université de Toronto.

« Ce critère [des préoccupations générales raisonnables] est entièrement nouveau. À ma connaissance, il n’a jamais existé en tant que norme juridique dans ce pays. »

Dans l’affaire R v Canfield, la Cour d’appel de l’Alberta a déclaré invalide la définition de « marchandise » dans la Loi sur les douanes, parce qu’elle traite les appareils électroniques personnels – et leur mine de renseignements personnels – de la même manière que les bagages lorsqu’il s’agit de fouiller les voyageurs. Le tribunal a conclu que l’examen de tels appareils à la frontière est inconstitutionnel, car la loi ne lui impose aucune limite.

Le projet de loi S-7 propose d’instaurer une limite (toute relative) à l’examen des appareils électroniques personnels en imposant ce nouveau critère. Or, ce nouveau critère manque de clarté, estime Tamir Israel, avocat spécialisé en technologie et chercheur à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa. C’est peut-être même ce que le gouvernement souhaitait, avance-t-il.

« Avant l’arrêt Canfield, les agents de l’ASFC pouvaient faire essentiellement ce qu’ils voulaient avec l’appareil électronique des voyageurs. Ils avaient des directives de l’Agence, mais aucune norme juridique ne leur était imposée. »

« La nouvelle norme proposée en est une que l’ASFC pourra interpréter comme bon lui semblera. Je crois que le ministère essaie de créer un nouvel espace dans lequel il pourra défendre un plus large éventail de types de fouilles. »

Le ministre de la Sécurité publique, Marco Mendicino, a défendu le projet de loi dans un communiqué de presse, déclarant que la loi protégerait le droit des voyageurs à la vie privée « tout en veillant à ce que l’ASFC puisse continuer à lutter contre les crimes graves comme la pornographie juvénile et à protéger nos frontières ».

Pour Me Gill, le projet de loi est surtout commode.

« À mon avis, ce projet de loi obéit d’abord aux préoccupations de fonctionnement et de sécurité de l’ASFC, confie-t-elle. Adopter des critères plus exigeants engendrerait probablement plus de travail et nécessiterait plus de formation, plus de temps. »

« On ne décide pas de la manière de protéger les droits de la personne selon ce qui est le plus simple pour les forces de l’ordre. Si la norme est fondée sur l’intuition personnelle, comment saurez-vous qu’elle a été respectée? »

Un critère vague signifie par ailleurs que le profilage racial à la frontière ne s’estompera pas de si tôt, estime Me Gill. « Les personnes racialisées, en particulier celles qui semblent être arabes ou musulmanes, sont touchées de manière disproportionnée par ce profilage. »

« Je peux difficilement imaginer une norme moins exigeante que celle des “préoccupations générales raisonnables”. À moins qu’il ne s’agisse pas d’une norme du tout. À mes yeux, ça ressemble surtout à une tentative de rationaliser ou de normaliser le profilage à la frontière. »

Un critère vague signifie également que des renseignements protégés par le secret professionnel risquent d’être examinés par des agents des services frontaliers, souligne Me Israel.

« Les avocats et avocates de la défense, en particulier, doivent prendre des précautions pour que les renseignements sensibles et confidentiels de leurs clients soient protégés. »

« J’imagine que certains juristes sont conscients de ce risque, mais ils ne sont pas assez nombreux. »

En introduisant le critère des « préoccupations générales raisonnables » avec le projet de loi S-7, le gouvernement fédéral semble faire fi des recommandations du Comité de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique de la Chambre des communes. Dans un rapport sur le droit à la vie privée et le contrôle des frontières présenté en 2017, le Comité recommandait à Ottawa d’établir un critère de « motifs raisonnables de soupçonner » pour l’examen des appareils électroniques.

Une idée qui n’emballait pas l’ASFC. L’arrêt Canfield cite longuement Denis Vinette, directeur général au sein de l’ASFC, qui jugeait qu’un critère de « soupçon raisonnable » gênerait le travail de l’Agence.

« M. Vinette considère la politique de l’ASFC, qui exige des “motifs précis” pour examiner un appareil électronique, comme étant “bien en deçà” du seuil juridique de soupçon raisonnable individuel », peut-on lire dans l’arrêt (notre traduction).

C’est le genre de questions que la Cour suprême du Canada devrait normalement trancher. Mais le projet de loi S-7 n’a pas suivi le chemin habituel vers le Parlement. La Cour suprême a refusé l’autorisation d’interjeter appel de l’arrêt R v Canfield, laissant au gouvernement fédéral le soin de répondre par des mesures législatives.

« C’est une étrange façon d’obtenir une réparation constitutionnelle, s’étonne Me Gill. La Cour suprême avait l’occasion de clarifier la question, mais à la place, elle a décidé de laisser au gouvernement le soin de légiférer. Et maintenant, on a un projet de loi qui ne semble pas régler le problème soulevé par le tribunal albertain. »

Me Israel soupçonne qu’en présentant le projet de loi au Sénat, le gouvernement essaie de faciliter son adoption avec un minimum d’étude de la part du Parlement. Un comité de la Chambre des communes pourrait être réticent à proposer des changements si cela signifie faire passer deux fois le projet de loi à travers tout le processus.

« Le comité des Communes est la voie habituelle pour apporter des modifications à un projet de loi, rappelle Me Israel. Le Sénat, qui se considère comme la “chambre de second examen objectif”, est généralement plus réticent à apporter des modifications. »