La justification des politiques vaccinales
Réflexion sur les conséquences à long terme des certificats de vaccination.
En situation d’urgence, les gouvernements ont tendance à accélérer l’adoption de lois sans grande contestation, souvent sans égard à leur temporalité.
Nous l’avons vu il y a 20 ans, après les attentats du 11 septembre. Les pays occidentaux ont vite pris des mesures pour lutter contre le terrorisme et rassurer leur population. Nul doute que certaines de ces mesures ont renforcé la sécurité nationale, mais d’autres – dont plusieurs encore en vigueur – n’ont fait que restreindre les libertés civiles.
Aujourd’hui, l’urgence est la pandémie de COVID-19. Et bien que les confinements aient été temporaires, nous voici au point où, selon une nouvelle étude de McGill, plus d’un pays sur deux dans le monde a une politique nationale sur la vaccination obligatoire, quoique les pénalités varient grandement. Au Canada, chaque province a adopté un système de preuve vaccinale obligatoire pour l’accès à certains établissements ou la participation à certaines activités.
Comme au début de la guerre contre la terreur il y a 20 ans, les défenseurs des libertés civiles veulent savoir quand et comment les restrictions seront levées.
En vérité, l’urgence suscite une foule de réactions bien distinctes selon Cara Faith Zwibel, directrice du programme des libertés fondamentales de l’Association canadienne des libertés civiles. « Cela dépend beaucoup du point de vue et de la perception de la menace et des risques. L’interprétation de ces derniers s’étend sur un continuum assez vaste. »
« À cause des mesures et de l’approche prises, certaines personnes se trouvent dans une situation dont elles pourraient avoir beaucoup de mal à se sortir. Elles ont très peur d’être entourées de gens, et ce sentiment pourrait perdurer. »
Colleen Flood, titulaire de la chaire de recherche de l’Université d’Ottawa en droit et politique de la santé, signale que l’imposition des certificats de vaccination ne soulève pas les mêmes enjeux que l’obligation de retirer ses chaussures à l’aéroport. « La justification de la crise sanitaire [au regard de l’article 1] de la Charte perdra du poids avec l’évolution de la pandémie. » À un certain point, il faudra peut-être reconnaître que la COVID-19 est, en fait, endémique. « La Charte prévoit des mesures de protection pour contester une mesure qui n’a plus raison d’être. »
La majorité des gouvernements réalisent que les gens ne raffolent pas des certificats de vaccination, ajoute-t-elle. Et la mesure n’affecte pas que les visiteurs des aéroports.
Cara Faith Zwibel fait également observer que les visées des règles et des restrictions ont changé pendant la pandémie.
« Au départ, on voulait avant tout éviter de surcharger le système de santé publique tandis qu’aujourd’hui, on semble plutôt tenter de prévenir tout cas de COVID‑19, ce qui n’est pas réaliste à mon avis. Le changement de paradigme est logique dans une certaine mesure puisque notre connaissance du virus et de son fonctionnement a évolué, tout comme le virus en soi. »
Il n’en reste pas moins qu’il faut pousser les gouvernements à indiquer clairement et précisément leurs objectifs et le moment où ils lèveront des mesures. « Bien des citoyens ont été prompts aux compromis pour éviter d’autres confinements et retrouver un semblant de normalité. Mais il faut rappeler à la population qu’il n’est pas normal d’aller au restaurant avec ses preuves d’identité et de vaccination en main. »
« Le contexte actuel peut justifier notre adhérence, mais il faut prendre conscience que normaliser ce genre de contrôle peut nous mener vers toutes sortes d’avenues que je crois que nous ne voulons vraiment pas emprunter. »
Les gouvernements pourraient mieux délimiter leurs décrets. Ils devraient prévoir des dispositions de réexamen, comme en France, pour que les mesures soient levées en novembre à moins d’être toujours nécessaires. « Israël a instauré le Passeport vert puis l’a retiré quand les experts ont jugé qu’il n’était plus pertinent, précise Colleen Flood. L’État a dû le réinstaurer à cause du variant Delta ».
Vu l’étroite surveillance des commissaires à la protection de la vie privée et des droits de la personne, Mme Flood n’anticipe pas un maintien prolongé comme après le 11 septembre.
« Je suis d’accord qu’il faut s’en soucier. Les principaux enjeux à plus long terme sont la mésinformation pandémique et l’égarement sur Internet, par exemple, problèmes qui divisent profondément la société et polarisent les opinions. Le passeport vaccinal n’est qu’un des points de dissension. »
Un enjeu possible serait que le secteur privé insiste pour connaître le statut d’immunisation des employés – parfois à juste titre, mais pas toujours. Il faut garder un œil là-dessus.
« Quel volume de renseignements les employeurs peuvent-ils réclamer des employés? Quel volume d’exigences peuvent-ils leur imposer? C’est bien de connaître le statut d’immunisation des travailleurs en soins de longue durée parce que la grippe tue aussi régulièrement des tonnes de patients, ce que nous avons tout bonnement ignoré. Mais dans d’autres contextes ou secteurs, c’est peut-être aller trop loin. Il y a des recours légaux à prendre si un employeur dépasse les bornes, mais ils sont localisés. Les actions d’une entreprise ne font pas l’objet d’une surveillance aussi serrée que celles de l’État. »
La justification des demandes envers les employés dépend vraiment du contexte. Colleen Flood rappelle que ce qui se justifie aujourd’hui pourrait ne plus l’être dans six mois pour un milieu de travail donné. Or, les mesures pourraient s’être incrustées d’ici là, et il reviendrait alors aux employés ou aux syndicats de tenter de les invalider.
Cara Faith Zwibel s’inquiète aussi que peu de personnes jugent les restrictions problématiques. « Les gens se moquent presque des libertés civiles. Ils se disent qu’il n’y a pas de quoi faire un drame, qu’il suffit de présenter son certificat. Je comprends que ce n’est pas trop dérangeant, mais on change radicalement nos mœurs. Et c’est une chose d’accepter une mesure temporaire, mais c’en est une autre de l’intégrer à nos habitudes. On peut faire un parallèle avec le 11 septembre : les gens voient des précautions pour éviter une menace imminente, mais oublient qu’elles risquent d’en venir à faire partie de notre société. »
Une fois le système des certificats de vaccination en place, qui dit que personne ne sera tenté de l’utiliser à d’autres fins? Mme Zwibel craint qu’on ignore trop cette possibilité. « Je veux savoir à quel moment [le virus] cessera d’être exceptionnel et quand nous l’accepterons comme un autre risque qu’il faut assumer et gérer au quotidien. Nous avons une part de responsabilité, et je doute que nous voulions laisser le gouvernement contrôler tous les aspects de nos vies. »
« La liberté individuelle est importante, et il faut reconnaître que chacun fait ses propres choix, qui ne seront pas toujours ceux espérés par les autres ou par l’État. C’est là le prix de la démocratie. »