Harcèlement en ligne et responsabilité civile
La Cour supérieure de l’Ontario établit un nouveau délit civil et crée une certaine confusion.
« La valeur de la liberté d’expression, et la nécessité de la circonscrire, ont longtemps été reconnues comme un pilier fondamental d’une démocratie saine et dynamique, et franchement, de toute société décente [...]. L’Internet a rompu cet équilibre. »
En ces termes, monsieur le juge David Corbett, de la Cour supérieure de l’Ontario, pose les bases de la création d’un nouveau délit civil pour répondre aux « lacunes des réponses juridiques actuelles à la diffamation et au harcèlement sur l’Internet ».
Les juristes conviennent que cela crée un précédent intéressant, mais bon nombre d’entre eux se demandent si c’était vraiment nécessaire.
« Si vous regardez les recours qui ont été ordonnés, ils auraient tous pu l’être sous l’angle de la diffamation », dit Hilary Young, professeure de droit à l’Université du Nouveau-Brunswick. « C’est le genre de domaine dans lequel la législation pourrait être le meilleur moyen d’intervenir. »
La décision rendue dans l’affaire Caplan v. Atas (décision non traduite) est le point d’orgue au terme de presque vingt ans de harcèlement en ligne et de procédures judiciaires entre une personne qui se représente elle-même et des juristes ainsi que leurs familles qui, selon elle, lui ont causé des préjudices.
La cour a affirmé que l’acharnement qui caractérise le harcèlement dans ce dossier particulier ne correspondait pas nécessairement à la définition des délits civils de diffamation, de harcèlement ou d’intrusion dans la sphère privée.
La défenderesse, sans ressources et dans l’incapacité de verser des dommages-intérêts, était imperméable aux jugements et n’avait fait preuve d’aucune volonté de se plier à des ordonnances judiciaires. Elle avait déjà séjourné en prison pendant 74 jours pour outrage au tribunal après avoir fait fi d’ordonnances de procédure.
Asher Honickman, l’un des associés fondateurs du cabinet Jordan Honickman Barristers et co-fondateur de Advocates for the Rule of Law et de Runnymede Society, dit que la décision est un exemple positif de la manière dont la common law peut graduellement et prudemment évoluer pour s’adapter aux changements qui s’opèrent au sein de la société.
« Au lieu d’être centré sur la souffrance, ce nouveau délit civil met un accent plus marqué sur le comportement », dit Me Honickman, qui n’a pas participé à l’affaire. « Il doit être si extrême qu’il franchit toutes les limites de la décence et de la tolérance. C’est la différence entre le harcèlement contemporain et l’ancien délit civil de détresse émotionnelle infligée intentionnellement. Il ne suffit plus d’une seule instance d’intention de causer une détresse émotionnelle, il doit vraiment exister un comportement de harcèlement en série. »
Selon Me Honickman, le nouveau délit civil de harcèlement en ligne comporte un seuil élevé. Il est par conséquent peu probable que cela déclenche une avalanche de nouvelles poursuites. Il a été conçu de manière assez restrictive pour que le comportement reproché doive être flagrant et il devrait donc être appliqué strictement.
Omar Ha-Redeye, du cabinet Fleet Street Law à Toronto, reconnaît également que le nouveau délit constitue une réponse à l’échec des lois existantes qui ne fournissent pas une protection adéquate face à ces formes de préjudice. Cependant, la décision lui inspire quelques réserves, à commencer par l’hypothèse posée par le juge que la défenderesse est atteinte d’un trouble mental non diagnostiqué.
« Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de commenter sur sa santé mentale et de s’en servir pour orienter l’analyse dans un sens que la nécessité ne justifie pas », dit Me Ha-Redeye. « Cela dit, en l’espèce, le comportement a dépassé les bornes, mais il s’agit d’un comportement causé par le fait que cette personne a participé à de nombreuses poursuites au fil de nombreuses années et vise plus particulièrement les juristes. »
La manière dont le système judiciaire a traité la défenderesse au fil des ans et contribué à son état mental pourrait être un facteur, ajoute Me Ha-Redeye. Il doute que le délit civil aura l’effet dissuasif recherché.
« Ce délit civil apparaissant dans ce contexte particulier n’est pas véritablement centré sur les vulnérabilités les plus importantes de la société et les préjudices les plus importants en ce qu’il a trait au harcèlement sur l’Internet », dit Me Ha-Redeye.
Me Ha-Redeye s’interroge également sur la question de savoir si la cour se trouvait vraiment dans la réelle impossibilité d’utiliser les outils déjà à sa disposition, comme ceux qui sont disponibles en cas de diffamation. Il pense d’ailleurs que le nouveau délit sera minutieusement examiné en vertu de motions contre les poursuites-bâillons, ce qui pourrait en limiter l’application et la portée.
De l’avis de Devan Marr, avocat dans le cabinet Strigberger Brown Armstrong à Toronto, la difficulté résidera dans les modalités d’application du critère à l’avenir.
« Il semble combler la lacune entre la diffamation et l’intrusion dans la sphère privée », dit Me Marr en parlant du délit civil d’atteinte à la vie privée. « Il porte sur les communications sur l’Internet [...] À titre d’exemple, divulguer en ligne les renseignements personnels de quelqu’un pourrait ne pas être considéré comme diffamatoire, et l’intrusion dans la sphère privée pourrait dépendre de la provenance des renseignements. »
Il sera cependant difficile de satisfaire à un critère objectif dans des situations se trouvant « au-delà de toutes les limites raisonnables de la décence et de la tolérance » et qui excèdent les critères établis concernant ce qui est « très choquant ».
La professeure Young, qui dit s’être demandé depuis longtemps comment composer avec ces questions liées au harcèlement en ligne, partage un avis similaire. « Un juge qui se prononce sur des faits extrêmes ne va pas établir une règle de common law comme pourrait le faire, au moyen d’une loi, un parlement qui envisage la question sous un prisme plus large », dit-elle. « Ce n’est pas dire qu’ils devraient attendre sans rien faire pour adapter la common law, mais il y a des conséquences. »
La question est celle de savoir si le seuil élevé pour établir l’existence du délit civil sera abaissé un jour.
Les recours établis par la décision sont, eux aussi, intéressants. Parce que la défenderesse est considérée comme imperméable aux jugements, monsieur le juge Corbett a imposé une injonction permanente. La cour transmet en outre la propriété des affichages contestés aux demandeurs et rédige des ordonnances de manière à leur permettre de prendre les mesures nécessaires pour faire retirer le contenu de l’Internet. Ce recours fait montre de créativité, dit Me Young. « Je ne sais pas si cela peut même être qualifié de propriété, alors il y a des points à éclaircir, ajoute-t-elle. La transmission du titre de propriété pourrait avoir des conséquences plus vastes. »
Les demandeurs avaient demandé à la cour de nommer un amicus curiae, ou un juriste indépendant ayant droit de regard pour veiller à ce que les déclarations injurieuses soient éliminées, ce qui est tout à fait unique en son genre, selon Me Marr. Cependant, on ne sait pas si les tribunaux feront la même chose à l’avenir ou s’ils accorderont plutôt des dommages-intérêts.
« Il n’est pas rare que des juristes exercent une supervision pour veiller à ce que certaines mesures soient prises, comme dans le cas d’une ordonnance Anton Piller, dit Me Marr. Je me demande donc si c’est ce qui va se passer dans des cas similaires pour composer avec les fournisseurs de services et nettoyer l’Internet. »