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Retourner au travail

Les entreprises sont confrontées à de nombreux enjeux en matière de vie privée alors qu'ils se péparent au retour de leurs employés.

Man And Woman Wearing Protective Masks While Social Distancing
iStock

Éloise Gratton a passé les dernières semaines à imposer des réunions aux juristes de son cabinet spécialisés en droit du travail. « Au cours des prochains mois, les juristes spécialisés en droit du travail vont être très occupés », dit l’associée dans le cabinet BLG de Montréal qui en codirige le groupe de pratique national Protection de la vie privée et des renseignements personnels. Les juristes spécialisés en protection de la vie privée vont eux aussi être très sollicités, ajoute-t-elle.

Alors que la pandémie de COVID-19 semble ralentir un peu, les employeurs s’activent pour rouvrir les bureaux malgré les risques encore très réels de propagation du virus. Leurs juristes, quant à eux, s’efforcent de composer avec le nouveau contexte dans lequel les différents domaines du droit que sont l’emploi, le travail, la santé et la vie privée s’enchevêtrent inextricablement.

Chaque jour apporte son lot de nouvelles questions des employeurs qui veulent savoir ce qui est raisonnable et ce qui ne l’est pas, ce qui est régi par les recommandations provinciales ou internationales et ce qui ne l’est pas.

Toutefois, dans le contexte d’une pandémie caractérisée par l’incertitude, les réponses sont loin d’être gravées dans la pierre. « Nous réévaluons constamment ce qui est raisonnable dans les circonstances données », dit David T. Fraser, avocat spécialisé en droit de la vie privée et associé dans le cabinet McInnes Cooper à Halifax.

Alors que les gouvernements tentent de leur mieux pour trouver le moyen de prévenir toute nouvelle flambée du virus, les employeurs auront une « obligation d’établir et de maintenir un milieu de travail sécuritaire », selon MFraser. Si l’on constate une résurgence du virus causée par les employeurs qui n’ont pas fait un dépistage correct de leurs employés qui reviennent au travail pour déceler les symptômes, ils pourraient être tenus responsables.

« Ils doivent prendre des mesures », dit Me Gratton. « Cela va de soi. »

Alors, quelles sont, exactement, ces mesures? « J’anticipe une résurgence de l’emploi des questionnaires. J’anticipe un retour de la prise de la température », dit Me Fraser. Les employeurs lui posent régulièrement les deux questions suivantes : « Quelles questions puis-je poser? » et « Que dois-je faire avec cette information? ».

Il sera fondamental d’essayer de savoir si vos employés ont des symptômes et s’ils ont été en contact avec d’autres personnes au bureau, et donc effectuer la recherche des contacts. « Les questions que vous posez devraient correspondre à ce que les pouvoirs publics sanitaires provinciaux décrivent comme une indication du risque », dit Me Fraser.

C’est facile à dire. Les symptômes de la COVID-19 sont légion et ont évolué au fil de la pandémie. Nous savons que le changement de couleur des orteils et une perte d’odorat peuvent indiquer la présence de l’infection. « Vous ne voulez pas omettre ces questions dans votre questionnaire et, par inadvertance, autoriser des gens à pénétrer dans vos bureaux alors qu’ils ont des symptômes », dit Me Fraser.

Les sociétés spécialisées en technologie ont devancé l’appel, promettant des solutions technologiques pour les milieux de travail.

« Nous voyons de plus en plus d’employeurs qui veulent se servir de nouvelles technologies et faire appel à de nouveaux moyens d’analyse » d’ajouter Me Gratton.

Cela recouvre tout un arsenal allant de caméras thermiques à des cartes magnétiques spécialisées qui permettent de suivre les déplacements de l’employé, ainsi que l’installation de caméras en circuit fermé pour s’assurer que les employés portent un masque et l’installation de capteurs dans les bureaux pour prévenir les employés qu’ils sont trop proches les uns des autres.

Maître Gratton prévient que quelles que soient les mesures prises par les sociétés, « ces dernières devraient évaluer leurs avantages par rapport aux incidences qu’elles auront sur la vie privée de l’employé ». Il n’y a pas de panacée. Ce qui est raisonnable quelque part peut ne pas l’être ailleurs.

Ainsi, les cartes magnétiques spécialisées pour la recherche des contacts pourraient donner des renseignements extraordinaires sur les déplacements quotidiens des employés. « Est-ce une forme de localisation? », se demande Me Gratton. Si c’est le cas, l’utilisation des données pour justifier une mesure disciplinaire prise à l’encontre d’un employé qui a prolongé sa pause-déjeuner va poser problème.

Les deux juristes préviennent que les employeurs ne devraient conserver les renseignements recueillis que s’ils sont strictement nécessaires et les détruire une fois leur pertinence disparue. « Vous n’êtes pas censé conserver des données dont vous n’avez pas besoin, c’est la version courte de la réponse », dit Me Gratton. En revanche, si les renseignements sont spécifiquement requis pour des poursuites ou un grief ultérieurs, les lieux de travail devraient envisager de les conserver, mais en en limitant l’accès aux personnes qui en ont besoin. »

 

Se pose également la question des analyses. Le droit canadien ne possède pas une abondante jurisprudence en ce qui concerne ce qui se prépare. Certains lieux de travail ont une marge de manœuvre pour exiger des analyses pour dépister les drogues et l’alcool, mais ce n’est que lorsque la sécurité revêt un caractère prioritaire. Cela semble ouvrir une porte aux employeurs pour effectuer une certaine forme de dépistage, mais jusqu’où ils peuvent aller demeure une question encore sans réponse.

 

Les prises de température peuvent être les analyses les moins invasives, remarque Me Fraser. Cependant, que faire avec les employées enceintes dont la température normale peut être plus élevée? Alors que la température peut être un bon moyen pour reconnaître les employés malades, cela n’indique pas avec exactitude si quelqu’un est infecté par la COVID-19.

Pour le savoir, il faut faire une analyse conçue à cet effet, ce qui nécessite généralement un prélèvement nasal.

« C’est douloureux, c’est invasif, il faudrait le refaire fréquemment », souligne Me Gratton. Par conséquent, « il est difficile de justifier l’utilisation des analyses de masse sur le lieu de travail, sauf en des circonstances très particulières ».

Les employeurs pourraient encourager ou faciliter les analyses, mais les exiger sera délicat, particulièrement en raison du fait que les lignes directrices sanitaires provinciales n’encouragent le recours aux analyses que pour les personnes ayant des symptômes.

« Il n’a presque jamais été acceptable [...] qu’un employeur demande un diagnostic particulier », souligne Me Fraser. Par ailleurs, la COVID-19 est considérablement différente d’autres situations. « Aucune des situations antérieures n’était liée à une maladie contagieuse. »

D’aucuns parlent d’analyses sérologiques, qui peuvent établir si une personne possède les anticorps nécessaires pour protéger contre l’infection. Ces analyses exigent une prise de sang.

« Outre la vie privée, elles soulèvent des questions de droits de la personne », dit Me Fraser de ces analyses. Refuser des quarts de travail ou la possibilité de travailler aux employés au motif qu’ils n’ont pas les anticorps nécessaires pourrait être considéré comme une discrimination fondée sur un handicap. Il pourrait même être discriminatoire d’accorder une promotion à quelqu’un par ce que cette personne semble immunisée contre le virus.

Maître Fraser souligne que la loi de la Nova Scotia Human Rights Act interdit expressément la discrimination fondée sur [traduction]  « une crainte irrationnelle de contracter une maladie ».

Qui plus est, le droit est loin d’être harmonisé d’un bout à l’autre du pays. Seules les législations de la Colombie-Britannique, de l’Alberta, du Québec et la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques fédérale prévoient expressément une protection de la vie privée des employés.

Les employés qui résident dans les autres provinces devront probablement s’en remettre à leurs conventions collectives s’ils sont syndiqués ou au droit de la responsabilité civile pour se protéger contre des mesures découlant de l’excès de zèle des employeurs. « Il est certain que dans ces provinces, la situation est plus difficile », affirme Me Gratton.

Selon elle, une bonne règle de base est de « préférer les mesures non intrusives ».

Naturellement, le retour au bureau pour maints employés pourrait relever d’un avenir lointain, s’ils y retournent jamais. « Il y aura un grand nombre de questions qui se poseront et devront être réglées pour les employeurs qui disent : « eh bien, nous aimons cette nouvelle normalité », dit Me Fraser.

Si les bureaux ne rouvrent pas, cela peut-il être considéré comme un changement fondamental du contrat d’emploi d’un employé? S’ils perdent leur place de stationnement, est-ce une perte de rémunération?

Et que dire des employés auxquels on demande de retourner au bureau, mais qui peuvent être immunodéficients et qui ne peuvent même pas s’autoriser à penser à prendre ce risque?

« Le cadre juridique diffère selon la province », dit Me Gratton. En Ontario, les employés peuvent refuser de travailler s’ils craignent que les conditions soient dangereuses. En Colombie-Britannique, la question fondamentale est celle de savoir s’il existe un motif raisonnable de penser que la réalisation des tâches pourrait faire courir un risque à l’employé ou à d’autres personnes. Le Québec possède un libellé spécifique quant à la question de savoir si les conditions dangereuses font normalement partie de l’emploi ou non.

Les juristes spécialisés en droit du travail et de la vie privée ne vont certainement pas chômer. Heureusement, le commissaire fédéral à la vie privée propose des consultations aux juristes et aux entreprises qui ont besoin d’une orientation concernant cette nouvelle normalité.