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Par tâtonnements: La réforme de la justice pénale

Tandis qu’il fait son chemin au Parlement, des avocats à travers le pays s’organisent pour faire comprendre au gouvernement ce qui cloche avec le projet de loi C-75.

Courtroom
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À la fin du mois de mars, le gouvernement Trudeau a déposé un nouveau projet de loi qui souhaite moderniser le système de justice criminelle, réduire les délais dans les tribunaux, réduire la surpopulation de détenus autochtones dans les prisons canadiennes, nettoyer le Code criminel et s’assurer d’une représentation plus large des personnes marginalisées dans le processus judiciaire.

Le projet de loi C-75, ont-ils promis, transformera le système de justice criminelle pour le rendre plus efficace, plus juste et plus accessible.

C’était un langage ambitieux, qui est venu au terme de plus d’un an de consultations et de conversations entre le ministère de la Justice et les juristes à travers le pays.

Mais la réception a été beaucoup moins enthousiaste. Le magazine ABC National a demandé l’opinion d’avocats de la défense qui sont confrontés sur une base régulière aux questions touchées par C-75.
Peu d'aspects du projet de loi ont suscité des éloges, en particulier chez les avocats de la défense. Même des mesures généralement bien reçues sont qualifiées d’insuffisantes ou qui auraient dû être mises en œuvre il y a longtemps. Des critiques mettent même en garde contre la possibilité que C-75 empire des problèmes qu’on tente de régler, en prolongeant des délais de cour, enracinant encore davantage le manque de diversité, et en désavantageant les accusés au procès, en particulier ceux qui ont moins de ressources pour se défendre.

C-75 n’est encore qu’au stade de la première lecture à la Chambre des communes, et il ne devrait pas être adopté avant l’automne, au plus tôt. Mais tandis qu’il fait son chemin au Parlement, des avocats à travers le pays s’organisent pour faire comprendre au gouvernement ce qui cloche avec le projet de loi.

Appel à l’action

Quand les libéraux ont pris le pouvoir en 2015, ils l’ont fait avec un programme relativement léger en matière de justice criminelle.

L’horaire de Jody Wilson-Raybould a été chargé depuis son arrivée à la tête du ministère de la Justice, du projet de loi sur l’aide médicale à mourir à celui sur la légalisation de la marijuana, en passant par le cadre de la commission sur les femmes autochtones assassinées ou disparues et rétablir le Programme de contestation judiciaire.

Dans la lettre de mandat rédigée par le premier ministre, la ministre s’est aussi vue confier la tâche de revoir les changements menés depuis 10 ans dans le système de justice pénale. Son bureau a lancé des consultations nationales pour trouver une solution aux problèmes endémiques du système judiciaire. De nombreuses préoccupations ont été soulevées, dont les longs délais accumulés par les tribunaux et le grand nombre de personnes vulnérables ou marginalisées confrontées au système de justice.

La version actuelle de C-75 reprenait une demi-douzaine de recommandations, mais certaines d’entre elles n’étaient pas mentionnées dans le rapport qui a suivi les recommandations, comme la fin des enquêtes préliminaires, et avaient même été dénoncées par plusieurs avocats.

Jury, enquête préliminaire…
C-75 vise notamment à abolir la capacité de la Couronne et de la défense de réclamer une récusation péremptoire pendant la sélection du jury. La solution a été présentée dans la foulée de l’acquittement de Gerald Stanley, accusé du meurtre de Colten Boushie, un autochtone de 22 ans. Les jurés qui ont acquitté Boushie étaient tous blancs et le débat s’est tourné vers le processus de sélection du jury.

C-75 ne met pas un terme aux demandes de récusation pour cause, où un avocat peut demander que tous les jurés soient interrogés sur des préjugés spécifiques – racisme à l’égard des Autochtones par exemple. Mais la pratique est utilisée moins souvent, et c’est le juge qui tranche, plutôt que les avocats.

Leonardo Russomano, un avocat de la défense à Ottawa, estime que les paramètres des nouveaux pouvoirs des juges sont vagues et que ce sont les avocats qui ultimement sont les mieux placés pour prendre ces décisions. Sean Robichaud, qui dirige son propre cabinet à Toronto, juge que d’éliminer la récusation péremptoire est une solution simpliste et contre-productive. Edward Prutshi, associé chez Bytensky Prutshi Shikhman, estime que la réaction du gouvernement était irréfléchie.

« Je n’oublierai jamais lorsque je suis entré dans une salle d’audience d’une petite ville d’Ontario avec mon client noir il y a plusieurs années pour choisir un jury et que j’ai vu 199 visages blancs tournés vers moi », a écrit Allison Craig, un associé chez Lockyer Campbell Posner dans un blogue en mars. « Un seul des 200 jurés potentiels était noir. Mon client était pétrifié. J’ai été capable d’utiliser la récusation péremptoire pour permettre à l’homme noir d’être sur le jury. Sans cette possibilité, mon client aurait eu un jury entièrement blanc. »

L’une des mesures les plus controversées de C-75 est l’abolition des enquêtes préliminaires dans tous les dossiers, sauf ceux d’emprisonnement à vie. Me Prutshi note que durant les consultations qui ont précédé le projet de loi, « personne (du moins du côté de la défense) ne croyait que d’éliminer les prélims était une bonne idée ». Scott Reid, un associé chez Edward R. Royle and Partners, qualifie la proposition de « ridicule ». Selon lui, elle aura pour effet de faire exploser le volume de dossiers à la Cour supérieure, puisqu’à l’heure actuelle, la procédure permet d’éliminer certains d’entre eux.

Le gouvernement a fait valoir que d’abolir les enquêtes préliminaires permettra d’éviter aux victimes de témoigner deux fois. Mais Christine Mainville, associée chez Henein Hutchison, a souligné lors de son témoignage en comité sénatorial l’an dernier que les témoignages au stade préliminaire sont plutôt bénéfiques pour la Couronne, de même que pour la défense, puisqu’ils « permettent aux partis de mieux aligner leur dossier et les enjeux avant les procédures devant la Cour supérieure ».

Une autre parmi les nombreuses sources de mécontentement est la création de peines hybrides, plutôt que d’éliminer les peines minimales que plusieurs souhaitaient voir disparaître, et de faire passer de 6 mois à deux ans moins un jour les peines maximales pour déclarations de culpabilité par procédure sommaire.
Bien que le changement ait moins attiré l’attention que d’autres mesures du projet de loi, Me Prutschi estime qu’il revêt une importance critique. Il note que le projet de loi pourrait augmenter de manière significative les peines d’emprisonnement pour des déclarations de culpabilité par procédure sommaire et que les accusés ne pourront bénéficier de la représentation de techniciens juridiques ou de stagiaires en droit. Sans ces options plus abordables, plus d’accusés se représenteront eux-mêmes, craint Me Reid.

La ministre Wilson-Raybould a laissé entendre que des changements plus ciblés des peines minimales pourraient être faits plus tard. « Nous allons le faire d’une manière responsable. »

Le verdict

Le gouvernement a déjà commencé à présenter C-75 comme une réforme ambitieuse. Mais vu l’ampleur de l’opposition que le projet de loi a soulevée dans l’opinion juridique, il engendrera sans aucun doute un ressac en comité. L’opposition politique, elle, demeure divisée.

Le Sénat a déjà formulé des préoccupations, avec quatre sénateurs du Comité permanent des droits de la personne du Sénat – Wanda Thomas Bernard, Jane Cordy, Nancy Hartling et Kim Pate – qui ont écrit au gouvernement pour lui demander des restrictions ou une interdiction dans la loi de l’isolement cellulaire. La recommandation a été incluse dans le rapport de consultation, mais n’a pas été incluse dans la version actuelle du projet.

En Chambre, les conservateurs ont adopté une position bien précise, alléguant que C-75 allège les peines de prison pour les délinquants. Le NPD, pendant ce temps, a dénoncé le fait que le gouvernement n’ait pas éliminé les peines minimales.

Il reste à voir s’il y aura assez de volonté politique pour monter une campagne contre le projet de loi au Parlement. À en juger par la réponse du domaine juridique, par contre, la pression risque de venir de l’extérieur.