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Devrions-nous vraiment faire confiance au blockchain?

Se débarrasser des intermédiaires est en fait très difficile.

Three dimensional cube pattern

Durant les années 1990, des gens pourtant bien informés se sont convaincus que les cycles de croissance et de décroissance étaient chose du passé. Leur foi dans les institutions traditionnelles comme les banques centrales était telle que le moindre changement de politique suffisait pour éliminer leurs craintes, comme par magie.

« Faites confiance à la Fed, faites confiance aux marchés » était le mantra, faisant écho aux idéaux de la mondialisation.

Avancez dans le temps jusqu’à la crise financière de 2008, aux piratages de masse et aux fausses nouvelles, et le slogan a cédé sa place à un autre, qui reflète une atmosphère plus libertarienne : « Ne faites confiance à personne – faites confiance à la programmation informatique ». Les banques, les avocats, les gouvernements sont tous dans le même panier – même les compagnies du secteur des technologies.

Rien ne traduit mieux l’esprit de cette époque agitée et empreinte de méfiance que la technologie de la chaîne de blocs ou blockchain, un moyen de créer un registre à l’abri des manipulations et dont personne n’est responsable. Le concept est apparu il y a une décennie afin de soutenir la cryptomonnaie Bitcoin. Mais des observateurs enthousiastes anticipent des applications beaucoup plus répandues, comme d’aider les gens à gérer leur identité en ligne et leurs actifs.

Plus facile à dire qu’à faire

Certains comparent l’arrivée de la chaîne de blocs à celle d’internet. On ignore cependant si certains des obstacles les plus persistants, comme la gouvernance ou la capacité de le déployer à grande échelle – seront surmontés prochainement.

« Ça pourrait ne jamais fonctionner. Actuellement, nous n’avons pas la technologie pour éliminer les intermédiaires », note Hanna Halaburda, économiste à la Banque du Canada et professeure invitée à l’Université de New York. Mme Halaburda, qui a beaucoup écrit sur le sujet, a précisé que les opinions exprimées dans cet article sont les siennes et ne représentent pas nécessairement celles de la Banque du Canada.

« Se débarrasser des intermédiaires est en fait très difficile », ajoute-t-elle.

Les experts disent qu’un moyen de contourner les défis technologiques pourrait éventuellement être trouvé. Après tout, le marché des cryptomonnaies à lui seul a atteint plus de 800 milliards de dollars récemment – ce qui fournit beaucoup de motivation. Et d’avoir un moyen de préserver la « vérité » peut être très utile. Mais la question est : pourquoi les gens sont-ils si disposés à ignorer de tels obstacles intrinsèques? Sommes-nous simplement pris dans un différent type de paradigme – qui reflète notre désir intense de se débarrasser d’intermédiaires détestés et notre confiance dans des solutions à base mathématique? Est-il nécessaire, ou même désirable, de faire couler des informations dans un ciment numérique?

Actuellement, les chaînes de blocs publiques ou qui ne requièrent pas de permission spéciale servent principalement de soutien aux monnaies numériques – avec 1500 cryptomonnaies qui tentent de prendre le dessus. L’espoir est que cette technologie permettra éventuellement d’éliminer tous les gardiens de l’accès, incluant des réseaux sociaux comme Facebook. Avec le développement de la plateforme blockchain Etherum, vous pouvez écrire des portions de code informatique, appelées « contrats intelligents », qui permettent d’élaborer des ententes qui s’exécutent d’elles-mêmes. Cela ouvre toutes sortes de possibilités et mène à des économies majeures tant pour les individus que les entreprises, affirment les partisans.

Mais même après plusieurs années, plusieurs défis demeurent, en plus du déploiement à grande échelle. Visa peut apparemment gérer jusqu’à 50 000 transactions par seconde. Bitcoin et Etherum en géreraient jusqu’à 20, avec des frais de transaction d’une vingtaine de dollars et en utilisant presque autant d’énergie qu’un pays de taille moyenne.

« C’est là l’une des grandes difficultés techniques », note John Ruffolo, PDG d’OMERS Ventures.

Mais personne ne veut manquer le bateau. Citant la loi d’Amara (on a tendance à surestimer le rythme auquel des technologies sont adoptées et à sous-estimer leur impact lorsqu’elles sont adoptées), M. Ruffolo précise que « nous croyons que c’est le cas avec la chaîne de blocs. Ça a été le cas avec l’internet, l’intelligence artificielle, les véhicules électriques… la liste est longue ».

Le blockchain a aussi les défauts de ses qualités : au grand malheur des trafiquants de drogue, le détail des transactions est toujours visible. Mais le rêve de l’un quant à un registre immuable et transparent peut devenir le cauchemar juridique d’un autre : « De loin, la plus grande préoccupation est la vie privée », estime Carlisle Adams, professeur à l’Université d’Ottawa et ancien cryptographe chez Nortel et Entrust. M. Adams croit que les experts réussiront à surmonter les derniers obstacles technologiques, mais la question de la permanence des écrits est plus difficile à résoudre.

« Il y a des transactions associées à vous qui peuvent survivre pour toujours. Ça pourrait revenir vous hanter. »

Reste à savoir comment la technologie se conformera aux nouvelles règles européennes en matière de vie privée. Le Règlement général sur la protection des données stipule entre autres que les gens ont le droit d’être oubliés.

L’optique diffère quelque peu pour les systèmes privés, où les participants se font confiance et peuvent s’entendre sur des règles. Du suivi de marchandises à l’écoulement d’inventaire, plusieurs processus qui sont restés pris dans un autre siècle pourraient devenir plus efficaces. Et tandis que ces nouvelles méthodes permettraient de sauver temps et argent à ceux qui les utilisent, elles ne risqueraient pas de chambarder la vie que qui que ce soit d’autre.

Quant aux chaînes de blocs publiques ou sans permission, elles ont « capté l’attention du public en raison de leur potentiel de transformation », dit Wendy Gross, coprésidente du groupe des technologies chez Osler à Toronto. « Mais actuellement, au-delà des cryptomonnaies et d’applications reliées, on ne voit pas beaucoup de cas de mise en œuvre ou d’adoption marquée de chaînes de blocs sans permission. »

Engorgements

Qu’est-ce qu’une chaîne de bloc sans permission? Les définitions varient considérablement, mais la plupart s’entendent pour dire qu’il s’agit d’un moyen d’entreposer des données sur un registre public, qui est validé par plusieurs ordinateurs (nœuds) non reliés qui sont financièrement motivés de garder une seule version authentique. Contrairement aux bases de données régulières, l’information ne peut pas être modifiée ou effacée facilement, et il n’y a pas d’autorité centrale – seulement plusieurs « paires d’yeux ». Le but est de créer un registre sécuritaire, vérifiable et permanent des transactions et d’autres données.

Dans la forme la mieux connue de chaîne de blocs sans permission, Bitcoin, des « mineurs » collectent les requêtes de transactions tandis qu’elles sont disséminées à travers le réseau, vérifient leur authenticité et leur intégrité, et les regroupent en blocs d’un mégaoctet. Pour ce service, les mineurs reçoivent un paiement (un certain nombre de Bitcoins). Pour obtenir ce paiement, les mineurs doivent se présenter dans une compétition qui détermine un gagnant en moyenne toutes les 10 minutes. Cela inclut une opération mathématique complexe qui requiert une certaine puissance informatique. De l’énergie est ainsi dépensée dans cette quête relativement inutile, mais cela garde les gens motivés et sur la même longueur d’onde. En d’autres mots, cela crée un consensus sur la « vérité », en l’occurrence que les transactions sont valides.

Dans quelle mesure la chaîne de blocs est réellement décentralisée, sécuritaire et immuable est matière à débats, mais l’idée est qu’une fois qu’un bloc reçoit l’aval de la communauté, il est ajouté à la chaîne par cryptographie, ce qui assure plus ou moins qu’il ne pourra jamais être remplacé ou modifié. Il y a toujours la possibilité qu’une entité obtienne une majorité de 51 % de la puissance informatique, mais c’est un objectif très, très difficile et coûteux à atteindre.

Le système fonctionne jusqu’à ce que plusieurs transactions soient menées de front. Compte tenu du fait qu’à l’origine, la chaîne de blocs requiert que chaque ordinateur, ou nœud traite chaque transaction, cela peut causer de gros maux de tête. Les frais montent en flèche et les systèmes ralentissent. Tandis que la chaîne s’allonge, de plus en plus d’espace est nécessaire pour télécharger et entreposer les requêtes de transactions, et de plus en plus de puissance informatique est requise pour résoudre les problèmes mathématiques. À ce stade-ci, seule une vaste quantité de serveurs peut permettre d’abattre tout ce travail, ce qui mène à un risque accru de centralisation. On évalue aux deux tiers la proportion de la puissance informatique requise par Bitcoin qui est concentrée en Chine, où de l’électricité à bas prix est accessible. La Russie serait aussi motivée à augmenter ses capacités, tandis que les autorités chinoises tentent de réduire la sienne.

Plusieurs solutions au problème de l’engorgement sont proposées et mises à l’essai, incluant d’augmenter la taille des blocs, d’avoir recours à moins de nœuds, de développer des chaînes parallèles, d’instaurer es vérifications aléatoires, etc. Mais le respect des trois éléments de base – décentralisation, volume et sécurité – demeure un défi. Avec moins de vérifications, vous irez plus vite et éviterez les engorgements, mais vous augmenterez aussi les risques de fraude.

« C’est le prix à payer », note Hanna Halaburda.

Jusqu’ici, les partisans persévèrent, avec plusieurs compagnies, petites et grandes, qui tentent de trouver des solutions. Pour plusieurs, ce n’est qu’une question de temps.

« Patience », exhorte dans un courriel Yessin Schiegg, chef des opérations financières de Status.im, qui offre un navigateur mobile et décentralisé pour Ethereum, qui fait aussi office de portefeuille et de messagerie instantanée. « Souvenez-vous combien de temps ça a pris avant de pouvoir visionner des vidéos sur internet ou d’avoir un moteur de recherche qui fonctionne bien. Ça a pris du temps avant de prendre de l’ampleur également, souvenez-vous des modems 56k qui laissaient filtrer le texte ligne par ligne? »

Pour d’autres, le réel avantage de la chaîne de blocs est le fait que les entreprises et les gouvernements s’intéressent à la cryptographie et à la numérisation et tentent de trouver des solutions à des problèmes technologiques. « Si ça permet aux gens de se sentir mieux, ils peuvent juste appeler ça une chaîne de blocs », lance à la blague Mme Halaburda.

Agnese Smith est une collaboratrice base à Londres.