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Nous faut-il une charte des droits numériques?

Voilà la question posée aux participants de notre table ronde lors de la Conférence juridique canadienne. Voici des extraits de ce qu'ils ont dit.

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Partout dans le monde, des voix de plus en plus nombreuses se font entendre pour demander que soient repensées les règles encadrant la protection de la vie privée.

En mars, Tim Berners-Lee, à qui l’on doit la création du Web, a lancé une campagne mondiale visant l’élaboration d’une charte des droits numériques qui assurerait la neutralité du Web et réaffirmerait le droit à la vie privée.

En effet, de nombreuses critiques sont nées des révélations et des craintes d’Edward Snowden concernant la NSA et la violation de notre vie privée par l’État. Les dirigeants ne sont toutefois plus les seuls à susciter l'inquiétude de la population; le secteur privé attire de plus en plus l’attention. Des géants comme Google, Amazon et Facebook gagnent en influence et beaucoup se questionnent sur l’utilisation qu’ils font de nos données. S’ils nous observent, nous devons nous demander : « Qui les surveille, eux? »

Si l’on veut trouver une solution au problème, il faut tenir compte de plu­sieurs facteurs. Comment pourrait-on, dans les faits, établir une déclaration des droits numériques? Quelle en serait la teneur? Comment la ferait-on respecter à l’échelle mondiale? De quelle façon conjuguerait-on l’opposition à la surveillance faite par l’État et l’application de lois privées contre des entreprises et des acteurs du secteur privé?

Le magazine National a tenu une table ronde animée par Yves Faguy, rédacteur principal, lors de la Conférence juridique canadienne à St. John’s. Voici un échantillon de ce que nos spécialistes ont dit :

Norbert Griffin
Gestionnaire de la sécurité, ZedIT Solutions Inc

Aujourd’hui, Google, Microsoft et Yahoo offrent leurs services gratuitement. Qu’espérez-vous de ces services en ce qui a trait à la protection de vos renseignements personnels? Saviez-vous que Facebook peut utiliser vos vidéos et vos photos? Saviez-vous que Twitter peut récolter de nombreuses informations, comme des adresses IP, les re­cherches que vous avez faites, les moteurs de recherche que vous utilisez et bien d’autres?

Pour faire des profits, les entreprises privées mettront à votre disposition des services vraiment faciles à utiliser, mais il y a un prix à payer.

Lorsqu’un service est gratuit, le produit, c’est vous. Si ces entreprises ne peuvent plus recueillir de l’information, il nous faudra, d’une façon ou d’une autre, payer pour ces services. Qui sera alors chargé de surveiller la protection des renseignements personnels?

Patricia Kosseim
Avocate générale principale, Commissariat à la protection de la vie privée du Canada

Un volume impressionnant de données est compilé grâce à de puissants algorithmes qui révèlent des habitudes, permettant ainsi de prévoir des comportements. Comme ces données se comptent littéralement par milliards, il est d’autant plus difficile d’appliquer le mo­dèle traditionnel de consente­ment éclairé pour cha­que élé­­­ment d’information recueilli dans un but précis et limité.

Certains en sont venus à se questionner sur la validité même du principe de consentement : devrions-nous plutôt orienter notre réflexion vers un autre paradigme éthique? Si un consentement individuel n’est pas réellement envisageable, ou l’est difficilement, devrions-nous exiger l’examen et l’approbation de l’utilisation projetée des données par une tierce partie indépendante? Est-il temps de mettre sur pied des comités d’éthique pour la consommation, qui superviseraient le genre d’expérience psycho­lo­gique ou de manipulation sociale qu’a orchestrée Facebook dernièrement?

Mandy Woodland
Avocate spécialisée en technologies et droit à la vie privée, Mandy Woodland Law

Comment tout ceci nous mène-t-il vers la neutralité du Web? Il ne faut pas oublier que certains acteurs sont favorisés. Le réseau ouvert Internet est important parce qu’il utilise des normes gratuites et publiques sur lesquelles tout le monde peut se baser et qu’il gère le trafic pratiquement de la même façon pour chacun. La fin de la neutralité du Web entraî­nerait donc de nombreuses conséquences. Les petites entreprises seraient sans doute me­nacées. Si vous démarrez une entreprise qui souhaite fournir un service de diffusion de vidéos en transit (streaming), vous ne bénéficierez probablement pas d’un accès aussi rapide que celui payé aujourd’hui par Netflix.

Ainsi, l’important n’est pas forcément de déterminer si je peux regarder des émissions télé en streaming avec un débit plus rapide que celui du voisin, mais si certaines des nouvelles entreprises qui essaient de nous proposer des technologies innovantes pourront le faire ou si elles se verront couper l’herbe sous le pied parce qu’elles n’ont pas un accès équitable à l’internet.

Yves Boisvert
Chroniqueur, La Presse

On pense souvent aujourd’hui à la société imaginée par Orwell dans son ro­man 1984, où l’État savait tout sur tout le monde. Il y avait toutefois un autre aspect dans cet univers de fiction : l’État effaçait également des pans entiers du passé, comme le faisait l’Union soviétique lorsqu’elle retirait, par exemple, un portrait de Trotsky à une as­semblée du Parti communiste, des années plus tard. Imaginons que quel­qu’un sou­haite se voir confier une charge publique et qu’il a un casier judiciaire, ou qu’il a été impliqué dans une affaire fâcheuse, selon quels critères décide-t-on d’effacer ces informations sur Google? C’est le genre de question qu’il faut se poser si on veut adopter une déclaration des droits numériques.