Les arrangements financiers entre avocats et clients autochtones
Ils ne sont pas toujours à l’avantage du client et ne facilitent pas l’accès à la justice.
Ces dernières décennies, le nombre d’affaires liées aux Autochtones a explosé dans la jurisprudence canadienne, avec des décisions comme R. c. Sparrow et Delgamuukw c. Colombie-Britannique, qui ont établi des précédents et rendu beaucoup plus actif un créneau du droit auparavant spécialisé.
Qui dit nombre accru d’affaires dit plus d’occasions de conflits entre avocats et clients au sujet des arrangements financiers. En effet, les dernières décennies ont également été marquées par une augmentation importante du nombre de ces conflits ayant fini devant un juge; différends au sujet des taux horaires, des mandats de représentation en justice ou des honoraires conditionnels, et arguments sur qui a le droit d’agir pour une Première Nation en particulier.
Selon certains professionnels du droit des autochtones, ces conflits résultent d’une asymétrie de pouvoir entre les communautés autochtones et leurs avocats. Ils réclament des réformes du modèle de déontologie afin de protéger les clients autochtones contre la mauvaise représentation juridique.
« Les communautés autochtones ont un problème de confiance envers les services juridiques, car elles ont été victimes d’avocats véreux par le passé », explique Racquel Fraser de Fox Fraser LLP, un cabinet de Calgary. Et les affaires de ce genre signalées aux barreaux ne sont que la pointe de l’iceberg. »
Me Fraser a également abordé cette question en avril dernier à l’Ethics Online Symposium (symposium sur la déontologie en ligne) organisé conjointement par l’ABC et la FOPJC. Au congrès annuel de l’Association du Barreau Autochtone (ABA) en novembre 2021, Me Fraser et Drew Lafond, président de l’ABA et associé à MLT Aikins à Saskatoon, ont donné une présentation conjointe sur la réforme du modèle déontologique. Les gouvernements de Premières Nations sont particulièrement vulnérables à l’exploitation par leurs représentants juridiques, habituellement parce qu’ils sont distraits par les besoins de base non comblés dans leur communauté, déplore Me Lafond.
« Quand vous êtes conseil et chef, vous êtes submergé chaque jour, poursuit-il. Les Premières Nations sont engagées dans des procédures immensément complexes et extrêmement lourdes dont le règlement demande des années, voire des décennies. »
« Et elles tâchent de gérer ces procédures tout en composant avec les problèmes liés à la pauvreté et à l’héritage colonial, ce qui complique les choses, surtout dans le contexte d’une communauté ayant sans cesse besoin de services de base. »
Me Lafond a précisé que l’ABA s’était associée à la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada pour réviser le modèle déontologique afin de protéger les clients autochtones – en commençant par modifier le mode de fonctionnement des conventions pour dépenses imprévues.
Ces conventions peuvent permettre au dossier de décoller dans le cas d’un client peu nanti, mais si l’avocat manque de transparence quant à la nature du travail, le client peut s’en trouver injustement pénalisé.
En 2015, la Première Nation de Tallcree, au nord de l’Alberta, a signé une convention pour dépenses imprévues avec Rath & Company en vue du traitement d’un règlement sur des revenus agricoles conclu avec Ottawa. Cette convention accordait au cabinet d’avocats 20 pour cent de la somme du règlement éventuel – des dépenses qui se sont chiffrées à 11,5 millions de dollars. Un agent chargé de l’examen a déclaré que ces dépenses « n’étaient pas clairement déraisonnables ».
Un juge de la Cour du Banc de la Reine a annulé cette décision, concluant qu’elle contenait une [traduction] « erreur manifeste et très sérieuse » et a fait observer que le règlement avec le gouvernement du premier ministre Justin Trudeau – qui avait signalé un assouplissement de la stratégie en politique autochtone – avait été conclu rapidement et sans difficulté.
Dans la partie du modèle déontologique sur les dépenses imprévues, il est exigé que les avocats examinent, entre autres, « la complexité de l’action, les dépenses et le risque rattaché à la procédure » avant de fixer un pourcentage. Toujours selon ce modèle, le critère consiste à savoir si les dépenses sont « justes et raisonnables ».
Pour l’ABA, c’est trop vague, donc il faut normaliser les conventions pour dépenses imprévues, fixer un plafond de pourcentage pour le travail lié aux procédures engagées par des Autochtones, et réviser cette section du modèle déontologique de manière à interdire expressément « les frais exorbitants […] que la quantité de travail consacrée au dossier ne justifie pas […] »
Noel Semple, qui enseigne le droit à l’Université de Windsor, dit qu’un moyen judicieux de protéger les clients vulnérables consiste à établir des normes de facturation en fonction du nombre d’heures, une pratique qui selon lui reste largement non réglementée au Canada. « Les cabinets prennent leurs décisions, disons, sur la division du travail entre associés et avocats, ou décident du moment de cesser l’action juridique, ce qui influe sur le montant déboursé par le client, explique M. Semble, candidat libéral dans Etobicoke-Centre. On constate sans surprise que certains cabinets ont pris ces décisions dans leur intérêt financier plutôt que dans celui du client. »
« Les petites choses peuvent vraiment s’accumuler. Le cabinet peut par exemple décider de facturer dix minutes au lieu de trois pour l’écriture et l’envoi d’un courriel. »
L’ABA souhaite également des réformes « pour que les honoraires et autres frais juridiques facturés aux clients autochtones soient liés aux services rendus aux termes d’un mandat de représentation en justice dûment autorisé ». Me Fraser souligne qu’il y a eu trop de différends autour de la question de savoir qui est autorisé à retenir les services d’un cabinet au nom d’une Première Nation, et trop de cas où un avocat travaillant dans le cadre d’un mandat de représentation en justice a facturé du travail non sollicité au client.
« Le client reçoit une facture pour des choses dont il n’était pas au courant. C’est arrivé plus d’une fois », rappelle-t-elle.
« De plus, le mandat de représentation lui-même peut être ficelé de façon à empêcher la Première Nation d’engager un autre cabinet pour vérifier les frais facturés par son homologue, explique Me Lafond. Dans certains cas, ces mandats de représentation interdisent au client d’engager un concurrent tant que le cabinet initial n’a pas finalisé la facture envoyée au client. »
Les clients préoccupés des frais juridiques facturés peuvent se prévaloir de la « taxation », c’est-à-dire demander au tribunal de vérifier le compte, mais ces vérifications doivent se faire dans un délai précis.
« Les tribunaux n’ont guère manifesté de volonté de prolonger ce délai, poursuit Me Lafond. Lorsqu’une Première Nation se voir attribuer des dépens, il y a beaucoup de tenants et aboutissants et une foule de choses à faire en même temps. Dans certains cas, la Première Nation a besoin d’un certain temps pour vérifier les frais, et parfois la date limite est passée. »
La Première Nation qui opère un changement de leadership peut ainsi se trouver désavantagée, explique Me Fraser.
« Certaines Premières Nations ont leurs propres règles d’élection, tandis que d’autres s’en tiennent au délai de deux ans fixé par la Loi sur les Indiens », poursuit-elle.
« Cela rime avec des changements de gouvernement fréquents et de nouveaux venus qui parfois ignorent les détails des accords d’affaires et professionnels conclus par leurs prédécesseurs. Dans ces circonstances, pourquoi ne pas exiger que les cabinets revoient ces ententes avec leurs clients ? »