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Une question de vie ou de mort

Vingt ans après l’arrêt Rodriguez, le débat sur l’aide médicale à mourir fait de nouveau rage au Canada. Quel rôle pour l’ABC?

grassy landscape with a tree in the distance

Balfour Mount était un jeune chirurgien-oncologue dans les années 1970 lorsqu’une recherche menée avec un collègue a changé le cours de sa carrière — et la manière dont il perçoit le débat actuel sur l’aide médicale à mourir.

Pour préparer une conférence, les deux médecins ont voulu savoir comment les gens mouraient à leur hôpital, le Royal Victoria de Montréal.

« Nos patients mourraient mal, dans des corridors, en particulier ceux avec des maladies malignes », a constaté le médecin.

Il a poursuivi ses recherches jusque dans des hospices euro­péens et en 1975, avec l’aval du gouvernement péquiste de René Lévesque, il ouvrait le premier service de soins palliatifs du Québec.

C’était la première fois que l’expression « soins palliatifs » était utilisée.

« J’ai passé 40 années au chevet de patients mourants. Et pendant 40 ans, j’ai parlé à des familles en deuil. Ça a eu une profonde influence », explique le Dr Mount.

La maladie ne l’a pas non plus épargné. Il a survécu à un cancer testiculaire au début de la vingtaine. En 2000, un autre cancer a forcé les médecins à lui retirer l’œsophage. Il a sur­vécu à un dernier cancer sept ans plus tard.

À 74 ans, l’homme qui res­pire à l’aide d’une trachéotomie termine une bio­gra­phie de trois générations de sa famille, de sa maison de Notre-Dame-de-Grâce. Il se dit « chanceux d’être en vie ». Et il ne cache pas sa vive opposition à l’euthanasie ou le suicide assisté.

« C’est une très grave erreur! tranche le médecin. Et je ne dis pas cela pour des raisons religieuses ou… Je dis cela parce que je suis un être humain. Et je sais que toutes les réponses sont là. »

Ces réponses, dit-il, se trouvent dans le système des soins palliatifs dont il a été un pionnier; dans la capacité médicale à contrôler la douleur « à un degré remarquable »; et dans l’obligation des médecins de traiter leurs patients, et non pas de les aider à mettre fin à leurs jours, ce qu’il dit contraire au serment d’Hippocrate qu’ils prêtent avant d’exercer.

« Une fois que vous le faites, vous changez cette relation [patient-médecin]. Vous avez tout changé… Et vous ne pouvez jamais retourner en arrière. C’est comme le génie : vous ne pouvez jamais le remettre dans la bouteille. »

Liberté de choix

Vingt ans après la décision de la Cour suprême du Canada dans Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), le débat sur l’euthanasie et le suicide assisté est bel et bien relancé au Canada. Et l’opinion du Dr Mount ne fait pas l’unanimité.

Au Québec, le gouvernement a présenté un projet de loi encadrant l’aide médicale à mourir dans la foulée d’une vaste commission publique sur la question. Au moment de mettre sous presse, le projet de loi 52 devait être adopté sous peu, avait promis le premier ministre Philippe Couillard le lendemain de l’élection.

À Ottawa, la Cour suprême du Canada entendra prochainement l’affaire Carter et al. c. Canada, dans laquelle une juge de première instance en Colombie-Britannique s’est inscrite en faux par rapport à l’arrêt Rodriguez. La juge Lynn Smith de la Cour suprême de la Colombie-Britannique a déclaré inconstitutionnelle l’interdiction du suicide assisté contenue dans le Code criminel. La juge en chef Beverley McLachlin, la seule qui siégeait en 1993, s’était rangée du côté de la minorité de quatre juges.

Bon an mal an, la décriminalisation de l’aide médicale à mourir reçoit l’appui d’une majorité de Canadiens — et encore plus de Québécois — dans les sondages rendus publics de manière plus ou moins régulière.

Pour plusieurs, comme le docteur Don Low et son épouse Maureen Taylor, c’est une question de choix.

Le microbiologiste de Toronto s’est fait connaître durant la crise ontarienne du SRAS, où il apparaissait régulièrement pour informer et rassurer la population.

En septembre, il a causé une commotion lorsqu’une vidéo de lui a été postée sur YouTube. On le voit méconnaissable, un œil fermé, un autre retenu par un bandage et la voix transformée, plaidant en faveur du suicide assisté.

« Je vais mourir, dit-il. Et ce qui m’inquiète, c’est la manière dont je vais mourir. Est-ce que je vais finir par être paralysé et devoir être transporté de la toilette à mon lit? Est-ce que je vais avoir de la difficulté à avaler? Est-ce que je vais pouvoir ingérer de la nourriture? »

La vidéo a été tournée le mardi. Le jeudi, le Dr Low était cloué au lit et placé sous sédation palliative. Il a rendu l’âme chez lui au bout de six jours, sa femme à ses côtés.

« La sédation palliative signifie que Don n’a pas ressenti la douleur et, on l’espère, qu’il n’a pas été inconfortable, raconte Maureen Taylor. Mais il a été comme cela pendant six jours ».  Et pendant cette période, toutes ses fonctions corporelles ont suivi leur cours. Ce qui veut dire que ce que Don craignait s’est réalisé, soutient-elle. Alors que ce qu’il souhaitait réellement — communiquer avec sa famille jusqu'à la toute fin — il n’a pu le faire.

S’il avait pu choisir le moment de sa mort, il aurait sans doute choisi le soir après avoir fait la vidéo, croit-elle. « On parle d’environ sept jours avant sa mort. C’est là qu’il aurait choisi de partir. »

Mme Taylor est formelle : elle croit aux soins palliatifs et elle n’a jamais perçu la maladie de son mari comme un fardeau, ni pour elle, ni pour sa famille.

« Je pense tout simplement que ça devrait être un choix. C’est tout », dit-elle.

Pente glissante

Mais aux yeux de plusieurs opposants à l’aide médicale à mourir, ce choix ne fait tout simplement pas le poids face aux risques qu’il pose pour l’ensemble de la société.

C’est la position du gouvernement fédéral : « C’est une pente très glissante quand on contemple l’ensemble des scénarios dans lesquels les gens peuvent se retrouver », a dit en septembre le ministre fédéral de la Justice, Peter MacKay.

Le spectre de la pente glissante est aussi bien présent à l’esprit de Balfour Mount. Il donne l’exemple d’un patient qu’il a admis à l’hôpital Royal Victoria il y a un plusieurs années et qui lui avait demandé d’en finir. Après avoir tourné et retourné le pro­blème dans sa tête pendant des jours, « je me suis assis à côté de lui, je l’ai regardé dans les yeux et lui ai dit : ‘Il y a quelque chose qui ne colle pas’», raconte le médecin.

Il lui a demandé comment un comptable respecté, qui a contribué à la société et à sa famille pendant toute sa vie, pouvait vouloir tout abandonner au moment où il avait lui-même besoin d’aide. « Vous n’avez pas l’air d’un homme qui veut mourir. Vous avez l’air d’un homme qui veut vivre », lui a-t-il dit.

« Et ce comptable agréé dans la fin cinquantaine, début soixantaine, s’est mis à pleurer. Et il a dit : ‘Vous avez raison. Mais vous savez, je ne veux pas être un fardeau pour personne’ », se souvient le docteur Mount.

Le chirurgien est convaincu que ce sentiment se répandrait si le suicide assisté ou l’euthanasie était légalisé. « Les gens qui pourraient se sentir comme un fardeau sont les personnes âgées dans chaque foyer, les gens avec la mémoire qui flanche prématurément et avec l’Alzheimer… C’est quiconque ne répond pas aux cri­tères de productivité qui nous donne une valeur dans notre société matérialiste ».

Le problème serait particulièrement criant dans le contexte du vieillissement de la population, dit-il : « C’est moins cher de tuer des gens. Et la pression pour le faire devient de plus en plus forte ».

Quel rôle pour l’ABC?

L’Association du Barreau canadien a organisé un panel sur la question de l’aide médicale à mourir en février. L’une des participantes, Jocelyn Downie, a fait valoir que les craintes de la pente glissante sont largement exagérées et qu’elles ne se vérifient pas lorsqu’on étudie les systèmes adoptés à l’étranger.

« Les données depuis plus de 20 ans aux Pays-Bas, depuis 14 ans en Oregon et ainsi de suite démontrent qu’en fait, ce ne sont pas les personnes vulnérables qui ont accès au suicide assisté et à l’euthanasie. C’est un portrait du pouvoir et du privilège », a noté cette professeure de la Schulich School of Law à Halifax.

En 2011, Me Downie a participé à une étude menée par un groupe d’experts de la Société royale du Canada intitulée Prise de décision en fin de vie. Après analyse des données étrangères, les chercheurs en sont arrivés à la même conclusion : « Malgré les inquiétudes des opposants, il apparaît aussi clairement que la pente glissante tant redoutée ne s’est pas vérifiée après la décriminalisation de l’aide à la mort, du moins pas dans les territoires où des données sont publiées », peut-on lire dans le document.

Le panel de l’ABC visait à guider l’association sur la nécessité de prendre position dans ce débat qui polarise l’opinion publique canadienne. Comme le débat lui-même, cette nécessité n’a pas elle non plus fait l’unanimité.

« Il y a un manque de clarté. Ça nuit aux patients. Ça nuit aux fournisseurs de services de soins de santé. Ça ne bénéficie à personne… L’ABC est dans une excellente position pour aider à clarifier certaines choses et pour faire progresser le droit », a exhorté Me Downie.

Hugh Scheer, qui représente la Coalition pour la prévention de l’euthanasie dans l’affaire Carter, estime que l’ABC pourrait avoir un rôle à jouer si le Parlement décidait de se pencher sur la question, pour s’assurer que la justice naturelle et procédurale est respectée par exemple. Mais « Je dirais qu’à ce stade-ci, l’ABC n’a pas à jouer ce rôle », a tranché l’avocat.

Selon lui, les élus fédéraux ont refusé clair et net de s’engager dans cette voie des changements législatifs à plusieurs reprises au cours des dernières années. « Les cours ne sont pas le domaine approprié pour déterminer cette question politique complexe et fondamentale, a ajouté Me Scheer. C’est une question qui implique tellement de facettes, tellement d’éléments différents, que c’est bel et bien du ressort du Parlement ».

Au cours des 20 dernières années, une dizaine de projets de loi d’initiative parlementaire ont été déposés au Sénat ou à la Chambre des communes par les Sharon Carstairs, Thérèse Lavoie-Roux et Svend Robinson. Le dernier en date, celui de la députée bloquiste Francine Lalonde, a été défait par 228 voix contre 59 en avril 2010. Mme Lalonde est aujourd’hui décédée. Aucun, par contre, n’avait été présenté par le gouvernement. En mars, le député conservateur Steven Fletcher, paralysé en 1996 un accident de la route,  a déposé deux projets de loi — le premier visant à décriminaliser le suicide assisté dans des circonstances balisées; le second pour la mise sur pied d’une commission pour surveiller la pratique.

Contrairement à Me Scheer, Jocelyn Downie estime que le débat parlementaire reste entier. « Je ne suis pas d’accord avec le fait de qualifier l’échec des divers projets de loi comme une répudiation de la légalisation du suicide assisté et de l’eutha­nasie, parce que  c’étaient de mauvais projets de loi », tranche la professeure.

La neurologue Angela Genge dirige l’Unité de recherche cli­nique à l’Institut neurologique de Montréal. Elle est spécialiste des troubles neuromusculaires, dont la maladie de Lou Gehrig. Dans sa pratique, la Dre Genge est régulièrement confrontée aux demandes de patients qui souhaitent mettre fin à leurs jours.

La troisième participante au panel a décrit les règles actuel­les comme étant trop floues et mal adaptées à la réalité contemporaine.

« À cause de cette capacité de la médecine de garder les gens en vie à tout prix, plusieurs de ces autres enjeux, comme le droit de mourir, le droit de vivre, le niveau de souffrance, deviennent de vrais enjeux dans des discussions cliniques, et de vrais enjeux au niveau des hôpitaux », a-t-elle affirmé.

« Il est impossible de garder les médecins et les patients dans le dilemme actuel », a-t-elle ajouté.

Selon elle, l’implication des cours est désormais inévitable; et 20 ans après l’affaire Rodriguez, c’est à la Cour suprême du Canada qu’il reviendra vraisemblablement de trancher le débat tant au Canada qu’au Québec.

« La loi sera contestée devant les tribunaux, a lancé la Dre Genge au parterre de juristes rassemblés à Ottawa. Donc en fin de compte, que vous le vouliez ou non, vous êtes impliqués. »

« Nous avons besoin de vos conseils. »