Le dénonciateur
Dilemme déontologique: Le cas d'Edgar Schmidt qui a dénoncé la manière dont le gouvernement évalue la constitutionalité de ses projets de loi.
En décembre dernier, Edgar Schmidt, l’avocat général de la Direction des services législatifs du ministère fédéral de la Justice, a signifié un recours personnel au bureau du Procureur général, alléguant que son propre ministère avait agi illégalement en omettant d’évaluer convenablement la constitutionnalité d’ébauches de projets de loi.
Le lendemain, le supérieur immédiat de Me Schmidt, Philippe Hallée, l’a avisé par téléphone qu’il était suspendu sans salaire pour avoir entrepris ces procédures. Il l’a plus tard avisé par courriel qu’il n’avait plus accès à son bureau.
L’avocat à la voix calme et posée est maintenant engagé dans une poursuite judiciaire qui va non seulement droit au cœur du processus législatif fédéral, mais qui soulève aussi des questions quant aux obligations éthiques des avocats du gouvernement, ainsi que sur l’équilibre entre les règles de dénonciation et celles de conduite professionnelle. Le dossier devrait se rendre à procès d’ici six mois.
Me Schmidt, qui gagnait de 120 000 à 160 000 dollars par année, ne travaille plus pour le gouvernement et tire maintenant ses revenus d’une pension amoindrie. Mais il n’a aucun regret. Comme avocat, il dit s’être senti obligé d’intenter un recours contre ce qu’il considère être une pratique illégale. Et en tant que mennonite, il estime il le voit comme une question de conscience.
« L’État a un rôle important, mais les citoyens doivent être vigilants et conscients que les institutions qu’ils créent, en particulier les institutions étatiques, parfois abusent des pouvoirs qui leur ont été confiés », a-t-il dit en entrevue.
« Ça résulte sans doute de l’expérience mennonite. C’est sans doute en partie ce qui m’a rendu plus sensible que d’autres aux abus de pouvoir de l’État. »
Le processus d’évaluation
Ce n’était pas la première fois que Me Schmidt soulevait des préoccupations quant au processus d’évaluation. Il avait déjà abordé le sujet au cours des 10 dernières années avec des supérieurs, incluant le sous-ministre de la Justice et le Premier conseiller législatif. Ses fonctions incluaient l’évaluation initiale de projets de loi proposés, afin de déceler des incohérences par rapport à la Charte canadienne des droits et libertés et la Déclaration canadienne des droits, conformément aux règles d’évaluation imposées au ministère de la Justice.
Le 19 juillet 2012, il a présenté une demande en vertu de la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles réclamant 1500 $ p our une opinion juridique évaluant le caractère adéquat des pratiques du ministère pour évaluer les projets de loi. La demande a été refusée par le Commissaire à l’intégrité du secteur public du Canada, au motif que les allégations avaient peu de chance de mener à une enquête.
À l’approche de son 60e anniversaire, il s’est senti dans le devoir de faire trancher la question par les tribunaux. Il a déposé un recours à la Cour fédérale le 14 décembre 2012, réclamant des clarifications quant à l’interprétation correcte des règles d’évaluation en vigueur.
Sa requête précise que depuis 1993, les règles en question sont interprétées comme signifiant qu’une mesure législative doive être « manifestement » incompatible avec la Charte ou la Déclaration des droits pour être déclarée non constitutionnellement conforme. Si, selon un avocat, la disposition est « probablement ou même presque certainement » incompatible avec la Charte — même si la probabilité est de 95 % ou plus —, mais qu’un argument peut être présenté quant à sa compatibilité —même si cet argument a moins de 5 % de chances de succès —, alors il n’y a pas d’obligation d’informer la Chambre des communes qu’il existe un problème potentiel de Charte (sous réserve de l’opinion du ministre).
Me Schmidt fait valoir que l’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice exige de faire rapport à la Chambre des communes de toute incompatibilité d’un projet de loi avec la Charte. Il soutient que les dispositions statutaires qui guident l’examen des projets de loi sous la Déclaration canadienne des droits, la Loi sur le ministère de la Justice et la Loi sur les textes règlementaires ont été illégalement transformées pour se concentrer « sur la question centrale de savoir s’il y a une quelconque possibilité (même si cette possibilité est très mince) qu’un projet de loi ou règlement proposés soit compatible avec la Déclaration des droits et la Charte », plutôt que la question plus large de savoir si la disposition est compatible.
(Dans sa défense, le Procureur général dit que « le ministre constate qu’il y a une incompatibilité entre une mesure législative proposée et les droits garantis seulement lorsqu’il n’y a pas d’argument crédible pour appuyer cette mesure proposée — il s’agit d’un argument qui est raisonnable, bona fide et susceptible d’être invoqué devant et accepté par les tribunaux. Cela requiert une certitude substantielle, mais pas absolue, d’incompatibilité, et ce n’est pas basé sur un pourcentage ».)
« Me Schmidt conteste une approche utilisée depuis longtemps par le ministère de la Justice », a déclaré le porte-parole du Ministère, Andrew Gowing. « Justice Canada est persuadé que cela respecte ses obligations en vertu de l’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice. Comme cette question est actuellement devant les tribunaux, il serait inapproprié de la commenter davantage. »
Me Schmidt croit que cette question est importante parce que les critères du ministère pour évaluer les projets de loi « ont pour effet de faire porter le fardeau de discipliner le geste de légiférer presque entièrement par le citoyen ».
« Plutôt que cette retenue envisagée par le Parlement lorsqu’il a mise en œuvre ce processus d’examen, l’approche actuelle… signifie qu’il reviendra toujours au citoyen de découvrir et contester des mesures législatives qui ne sont pas conformes à la Déclaration des droits ou à la Charte, ou des règlements qui ne sont pas permis», a-t-il écrit dans sa requête.
Il s’est avéré que le recours a soulevé d’autres questions épineuses : l’étendue du secret professionnel des avocats dans le secteur public et leurs obligations éthiques de fournir une opinion juridique valide.
Le secret professionnel des avocats
Le procureur général a initialement fait valoir que Me Schmidt avait violé ses obligations relatives au secret professionnel en révélant dans ses procédures judiciaires le contenu de quatre documents relatifs aux politiques du ministère. Il a demandé que le recours soit rejeté, disant qu’il devrait être tranché par le Commissaire à l’intégrité du secteur public du Canada.
Mais le 22 février 2013, l’avocat Alain Préfontaine a déclaré que le gouvernement fédéral abandonnait cette requête : « Afin de favoriser une résolution rapide, le défendeur souhaite procéder directement au fond et ne cherche plus à suspendre ou faire rejeter cette action », a-t-il indiqué.
Le recul sur cette question du secret professionnel est problématique, estime Adam Dodek, professeur de droit à l’Université d’Ottawa et un expert en la matière.
« Un document ou une série de documents n’est pas sujet au secret professionnel une journée et ne l’est plus l’autre journée », dit le professeur Dodek, qui doute que l’allégation faite à l’origine par le gouvernement aurait été maintenue en cour.
« Je ne crois pas que ce soit compatible avec la doctrine du secret professionnel parce qu’il s’agissait de politiques sur la manière dont les avocats du gouvernement font leur travail, et non pas des conseils juridiques fournis dans un dossier en particulier ».
Plutôt que de tenter d’assujettir des politiques à la notion de secret professionnel, estime le professeur Dodek, le procureur général devrait les rendre publics. Par exemple, le Manuel des politiques de la Couronne du gouvernement de l’Ontario, qui détaille la manière dont les procureurs prennent leurs décisions dans le cadre d’une poursuite criminelle, est disponible sur internet.
« Le dossier Schmidt démontre le manque de volonté [des représentants du procureur général] de rendre cette information publique et maintenant, par conséquent, ils éprouvent de réelles difficultés à expliquer les politiques et les normes selon lesquelles le Procureur général du Canada s’appuie pour faire rapport ou non au Parlement du fait qu’une mesure législative envisagée viole la Constitution », ajoute-t-il.
Joseph Avray, qui représente Me Schmidt, dit que le dossier donne à la cour l’occasion unique de déterminer si le ministère de la Justice — quand il conseille le Parlement sur un projet de loi — s’assure que le respect de la Constitution prime toujours des considérations politiques ou de politiques.
« Le dossier soulève aussi des questions fascinantes sur la nature et l’étendue du secret professionnel quand un avocat du ministère de la Justice allègue que son ministère ne respecte pas la loi », a-t-il dit en entrevue.
La professeure Alice Woolley de l’Université de Calgary a écrit sur le blogue de la faculté de droit que les avocats impliqués dans les comportements décrits par Me Schmidt dans ses procédures seraient coupables d’un manque d’éthique sérieux.
« Un avocat qui a émis l’opinion qu’une mesure législative n’est pas ‘incompatible avec la Charte des droits et libertés’ alors que cette mesure n’a que des chances très minces de survivre à une contestation constitutionnelle (5 %!) ne se serait pas acquitté d’une interprétation de bonne foi de ce que la Loi sur le ministère de la Justice requiert du ministère de la Justice », selon elle.
« Tout fait correctement »
Edgar Schmidt s’est avéré un dénonciateur efficace pour amener l’enjeu à l’avant-plan. En mars 2012, le juge Simon Noël de la Cour fédérale a indiqué qu’il y avait un « intérêt supérieur en jeu » d’assurer au public que des ébauches de projets de loi sont évaluées adéquatement et conformément à ce qu’exige la loi.
« Ça a un impact sur le Parlement. Ça a un impact sur l’exécutif. Ça a un impact sur le rôle des avocats. Ça implique la Charte. Si ce n’est pas d’intérêt public, je ne sais pas ce que c’est », a-t-il dit en tranchant que le gouvernement devrait payer les frais de Schmidt.
Joanna Gualtieri, fondatrice de l’Initiative pour la réforme de l’imputabilité fédérale (IRIF — l’acronyme est FAIR en anglais), un organisme basé à Ottawa qui « vise à promouvoir l’intégrité et l’imputabilité à l’intérieur du gouvernement en habilitant les employés à parler, sans peur de représailles, lorsqu’ils font face à des actes répréhensibles », a conseillé Me Schmidt au départ, lorsqu’il considérait d’aller de l’avant avec sa dénonciation.
« Pour un néophyte, il a fait un travail exceptionnel pour naviguer à travers tout cela », a-t-elle dit en entrevue. « Il a tout fait correctement. »
David Hutton, le directeur général de l’IRIF, a travaillé auprès d’environ 500 dénonciateurs dans les cinq dernières années. « Le cas de Ed sort du lot parce qu’il a réussi à pousser son histoire sous les projecteurs, et il a alerté les autorités, et bien qu’il en ait subi les conséquences — il a perdu son emploi, et il hérite d’une pension réduite — sa vie est malgré tout intacte; il s’attendait à ce que tout cela arrive et il s’y était préparé, et les questions relatives à son emploi ont été réglées très vite — extraordinairement vite. »
Il a malgré tout payé le prix. Et son expérience illustre le casse-tête auquel font face les avocats du gouvernement, pris entre leurs obligations par rapport à leur client, des lois relatives à la dénonciation et leurs obligations professionnelles établies par des codes de déontologie, en particulier l’obligation de fournir des conseils honnêtes et indépendants sur leur compréhension et les faits de la loi.
Le professeur Dodek sympathise avec les avocats du gouvernement pris dans ce bourbier. « Que peut faire Me Schmidt ou une autre personne prise dans ce genre de situation », demande-t-il.
« Cette affaire démontre réellement le manque de soutien aux avocats du gouvernement qui sont pris avec des problèmes éthiques vraiment sérieux… Le gouvernement devrait avoir un bureau de la responsabilité professionnelle, où [les avocats du gouvernement] peuvent aller et obtenir des opinions éthiques et où les membres du public ou qui que ce soit d’autre peut porter plainte au sujet de la conduite d’un avocat. »