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Une approche ciblée pour déjouer les fraudeurs

La Cour suprême du Canada statue que la doctrine de l’attribution d’actes à une société n’est pas un principe « autonome » et n’implique pas non plus une approche universelle

Ponzi scheme
iStock/rudall30

Dans deux arrêts distincts, la Cour suprême du Canada a jugé que la doctrine de l’attribution d’actes à une société peut être appliquée dans un contexte de faillite et d’insolvabilité, mais de manière ciblée afin de garantir que les fraudeurs ne soient pas avantagés par rapport aux créanciers légitimes.

Cette doctrine, un principe de common law qui permet d’attribuer les actions d’un individu à la société qu’il représente, a été appliquée dans des contextes criminels et civils pour des décisions antérieures, mais il s’agit de la première application en vertu de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (LFI), en particulier lorsqu’il y a une ou deux « âmes dirigeantes » pour ces sociétés.

La première affaire, Aquino, concernait un stratagème de fausses factures mis en place par plusieurs personnes, dont le propriétaire de deux entreprises de construction familiales qui ont ensuite fait faillite. La seconde affaire, Scott, concernait une société immobilière de location avec option d’achat qui était en réalité une pyramide de type Ponzi. La doctrine a été appliquée différemment dans les deux cas afin d’empêcher l’enrichissement sans cause et de garantir la meilleure protection possible des intérêts des créanciers.

« Notre Cour a établi que la théorie de l’attribution d’actes à une société n’est pas un principe “autonome”; il n’y a pas d’approche universelle », a écrit le juge Mahmud Jamal au nom de la Cour dans l’affaire Aquino.

« La théorie de l’attribution d’actes à une société doit être appliquée de manière téléologique, contextuelle et pragmatique afin que se réalisent les objectifs de politique générale de la loi au titre de laquelle une partie cherche à attribuer à une société les actes, la connaissance, l’état d’esprit ou l’intention de son âme dirigeante. Les règles d’attribution qui peuvent convenir dans un certain contexte à une fin donnée peuvent ne pas convenir dans un autre contexte à une autre fin ».

Il ajoute : « Lorsque les règles d’attribution minent l’objet de la loi au titre de laquelle l’attribution est sollicitée, le tribunal devrait les adapter de manière à favoriser la réalisation de l’objet de la loi en question ».

Dans l’affaire Aquino, cela signifiait que la doctrine pouvait s’appliquer à la société afin que les tribunaux puissent récupérer une partie de l’argent puisque les transactions sur fausses factures étaient des « opérations sous-évaluées » au sens de l’art. 96(1)b)(ii)(B) de la LFI.

L’article 96 a été décrit comme « un outil visant à remédier au dépouillement des actifs par le débiteur ». Il offre un recours pour annuler les opérations sous-évaluées qui ont eu lieu au cours d’une période donnée avant la date de la faillite.

Dans l’affaire Scott, cependant, la doctrine ne pouvait pas s’appliquer pour la même raison, car elle contrecarrerait l’objectif de l’article 96 lorsqu’il s’agissait de récupérer les intérêts versés aux investisseurs dans le cadre d’un stratagème de type Ponzi.

Clifton Prophet, associé et chef du groupe de litige bancaire chez Gowling WLG à Toronto, affirme que ces décisions apportent une grande clarté.

« La Cour a ensuite conclu que [le stratagème de fausses factures impliquait plusieurs] signes de fraude et est donc arrivée à la conclusion que, d’après l’ensemble de la preuve, les transactions étaient destinées à frauder, ce qui était suffisant pour obtenir un jugement pour des transactions remontant à cinq ans après la faillite initiale », a-t-il déclaré.

« Cette précision est importante. »

Clifton Prophet fait référence à des passages de l’arrêt Aquino qui montrent comment l’application de la doctrine dans un contexte criminel ou civil diffère du contexte de la faillite, et au fait que la Cour a développé une compréhension particulière de l’attribution d’actes à une société dans un contexte de faillite.

« Dans les contextes criminel et civil, il peut être justifié d’attribuer l’intention de l’âme dirigeante à la société si cette dernière profite des activités irrégulières de l’âme dirigeante, mais cela serait injustifié si elle n’en profite pas », écrit le juge Jamal.

« La Cour a noté que, dans un contexte de faillite, les tendances en matière de politique générale s’appliquent de manière différente… [O]n peut difficilement affirmer que l’attribution de l’intention de l’âme dirigeante de la société à cette dernière cause un préjudice injuste à la société…, alors que cette dernière n’est plus qu’un simple groupe d’actifs à liquider, dont le produit sera distribué aux créanciers ».

Il ajoute : « La Cour a conclu qu’il serait absurde d’adopter une approche qui favorise les fraudeurs au détriment des créanciers légitimes ».  

Selon Me Prophet, cela signifie qu’il y aura moins de débats sur la question de savoir si la « fraude et absence d’avantage » peuvent être utilisées pour contrecarrer les prétentions d’un syndic.

« Je dirais que non, et cela me semble juste », dit-il.

Ian Aversa, associé chez Aird & Berlis LLP à Toronto, convient que ces décisions apportent une clarté indispensable et bienvenue.

« Ce serait un résultat complètement pervers de permettre à une âme dirigeante comme M. Aquino d’échapper à sa responsabilité parce qu’il a fraudé l’entreprise », précise Me Aversa.

« (La Cour) a clairement indiqué que les exceptions pour « fraude et absence d’avantage » ne s’appliquent pas dans le contexte d’une opération sous-évaluée au sens de l’article 96. Dans ce contexte, cela porterait atteinte à l’objectif même de l’article 96 ».

Dans le même sens, cela s’appliquait de manière opposée dans l’affaire Scott, car l’attribution d’actes à une société aurait profité à ceux qui ont reçu l’enrichissement injuste plutôt qu’aux créanciers.

« Ils disent que les mêmes principes sous-jacents que la Cour a établis dans l’affaire Aquino pour permettre une flexibilité suffisante dans la doctrine de l’attribution d’actes à une société doivent s’appliquer, y compris lorsqu’il s’agit de sociétés unipersonnelles, car dans [Scott], il y avait le même argument selon lequel elle doit être appliquée de manière ciblée », explique Me Aversa.

« Les deux cas permettent de faire preuve de pragmatisme ».

Dans une perspective plus large, Me Aversa dit que dans les cas de fraude ou de mauvaise gestion, les décisions ouvrent la voie au recouvrement par les créanciers. La suppression de l’exception de « fraude et absence d’avantage » dans l’arrêt Aquino offre aux successions insolvables un moyen de rapatrier ces fonds et de les remettre entre les mains de créanciers méritants.

Il soutient qu’il n’est pas rare de voir des cas de « fraude avec un petit F ou un grand F » dans les dossiers d’insolvabilité et de restructuration. « C’est pourquoi notre barreau attendait ces décisions avec tant d’impatience. Maintenant, la voie est libre; le blocage n’est plus là. Cette doctrine ne pourra plus être invoquée comme un obstacle au recouvrement ».