La décision Rogers, point de départ d’une réforme du droit de la concurrence?
La Cour d’appel fédérale a débouté la tentative de bloquer la prise de contrôle de Shaw, ce qui ne manquera pas d’intensifier la pression pour le renforcement de nos lois sur la concurrence.
Le commissaire Matthew Boswell ne mâche pas ses mots : il faut réformer le droit de la concurrence au Canada, car selon lui, le droit actuel admet des fusions anticoncurrentielles et une trop grande concentration du pouvoir économique. À présent que la Cour d’appel fédérale a confirmé le jugement permettant l’acquisition par Rogers Communications de sa rivale Shaw Communications, il s’agit de voir comment le commissaire de la concurrence composera avec cela dans son action pour une réforme.
Pendant les propositions de fusion, Shaw a décidé de vendre son entreprise de télécommunications sans fil, Freedom Mobile, à la société québécoise Vidéotron – une transaction visant à garder un quatrième joueur actif sur les marchés où elle est présente. De plus, Rogers et Shaw ne se concurrencent pas directement sur les mêmes marchés de la câblodistribution et des services Internet. Au moment de donner le feu vert à la fusion, le Tribunal de la concurrence a déclaré que cela favoriserait la concurrence en général. Le commissaire a interjeté appel et obtenu une injonction pour bloquer la fusion en attendant que l’affaire soit tranchée. Or, les juges de la Cour d’appel fédérale ont rejeté la requête du Bureau de la concurrence qui souhaitait arrêter la fusion. « Cette affaire-là n’était pas difficile à trancher », a commenté le juge David Stratas.
En fait, cette décision donne des munitions à ceux souhaitant revoir la Loi sur la concurrence, signale Keldon Bester, cofondateur du projet canadien anti-monopole (Canadian Anti-Monopoly Project). « Cela vient affaiblir, au lieu de renforcer, nos lois régissant les fusions, déjà faibles, déplore-t-il, et met en évidence la différence entre le monde vu par le Tribunal de la concurrence et la réalité des Canadiens. »
Le Tribunal a pris la bonne décision, selon Michael Osborne, président responsable des pratiques concurrentielles au Canada chez Cozen O’Connor, à Toronto. Et cela nous montre également que le système fonctionne comme il se doit. Me Osborne n’a représenté aucune des parties au litige.
« On peut être d’accord ou non [avec la décision], mais il s’agit d’un tribunal spécialisé ayant entendu le témoignage du commissaire, de Rogers, de Shaw, de Vidéotron, de Bell et de Telus, rappelle Me Osborne. Tout le monde a été contre-interrogé, on avait des documents, y compris ceux contredisant les dires de Bell et de Telus; il y avait des rapports d’experts – rien à voir avec un comité parlementaire qui passe beaucoup de temps à écouter plein de gens qui ne savent pas de quoi ils parlent. »
« Sur ce plan-là, personne ne peut accuser le Tribunal de se traîner les pieds », poursuit-il. Il concède qu’il n’existe « pas de critère objectif pour prédire que cette fusion sera un échec ».
Jennifer Quaid, professeure de droit à l’Université d’Ottawa, n’est pas d’accord avec Me Osborne. Elle fait observer que certains critiques du secteur des télécommunications doutent que le Tribunal ait bien compris la situation et les faits.
« Dans un litige, dit-elle, vous travaillez avec des vérités juridiques, et c’est à partir de cette base de preuves convaincantes que le tribunal se prononce. Tout dépend alors de sa capacité d’entendre la preuve et de rendre une décision éclairée. Pour que le système fonctionne, vous devez croire que les juges et les membres profanes qui composent l’actuel Tribunal ont ce qu’il faut pour comprendre à peu près correctement une preuve plutôt spécialisée et complexe. »
« À la base, d’aucuns estiment que le Tribunal n’a pas rendu la bonne décision, qu’il méconnaît l’industrie et ses rouages informels, car malgré ce qui peut être écrit dans les lois et politiques, l’industrie est en fait nettement dominée par les trois gros bonzes, c’est-à-dire Rogers, BCE et Telus, et cette décision ne va qu’empirer la situation et renforcer leur pouvoir. »
Pour sa part, le fournisseur tiers de services Internet, téléphoniques et télévisuels, TekSavvy, a dénoncé la décision du Tribunal, déplorant cette fusion qui procède d’une entente particulière déloyale avec Vidéotron et vient couper l’herbe sous le pied de la concurrence en cassant les tarifs de gros. Il y a là matière à enquête pour le CRTC.
Jennifer Quaid se dit sceptique, doutant que le Tribunal soit à même de pleinement comprendre les subtilités de la preuve produite. Selon elle, les décisions rendues au Canada en droit de la concurrence ne sont jamais parvenues à un tel niveau d’expertise, car elles sont guidées d’une part par la jurisprudence, et d’autre part par la croyance sécurisante que l’avenir est incertain et que rendre une décision sur une fusion revient à faire des prédictions. Elle décrit la quête pour « une quantité suffisante de preuves » qui permettrait de prédire mathématiquement le résultat d’une fusion en disant que « c’est un peu comme un saint Graal, une chimère. Ailleurs dans le monde, on est moins tatillon quant au niveau de détail. »
Keldon Bester fait observer que le débat sur l’élément géographique – l’idée que les activités de câblodistribution de Shaw et de Rogers ne se concurrençaient pas directement – trahit une compréhension lacunaire des réalités de la concurrence.
« Quoi qu’on fasse ou dise, si cette transaction reçoit le feu vert, nous allons perdre une force de concurrence et d’innovation au Canada, déplore M. Bester. On voit l’offre ailleurs au pays et ça change nos exigences envers les entreprises avec qui nous faisons affaire. Dans les secteurs de la câblodistribution et des services Internet résidentiels, on doit à Shaw des innovations et des améliorations de service qui ont fini par être reprises par la concurrence sur différents marchés. »
Quoi qu’il en soit, le Tribunal a peut-être fait ce qu’il était censé faire, reprend M. Bester. Mais les lois ne sont pas pensées pour arrêter les fusions. C’est ce qui doit changer.
Me Osborne s’inquiète que les critiques soient plutôt à la recherche d’un système politisé où les ministres ont leur mot à dire d’après l’opinion publique, les sondages et le lobbying. Il compare cela à la Loi sur Investissement Canada, qui donne au ministre le pouvoir d’agir comme juge, jury et bourreau en appliquant le critère de l’« avantage net » sans aucune mesure objective pour un investissement étranger supérieur à 1,41 milliard de dollars.
« Ça peut se faire, dit-il, mais est-ce que ça donnerait un meilleur système? Je pense qu’il y aurait de très sérieuses implications sur l’investissement au pays, car il est important de se doter d’un droit de la concurrence sain dont les instances sont dignes de confiance dans l’application de normes objectives selon des pratiques adéquates et impartiales. Sans cela, on se retrouve avec un ministre qui exproprie des entreprises en disant que les sociétés comme Rogers appartiennent plus à l’État qu’aux actionnaires. »
Jennifer Quaid est d’accord pour dire que certaines questions touchent au processus politique. Le système actuel n’exige pas l’autorisation des fusions comme telles. Il attend que le commissaire s’oppose à la fusion, et alors le Tribunal est saisi de l’affaire et tranche. Pour la plupart des fusions dont la taille dépasse un certain seuil, les parties doivent aviser le Bureau, qui évalue la situation. À cette étape, de nombreux problèmes anticoncurrentiels sont résolus.
Il se peut que la fusion Rogers-Shaw vienne illustrer en quoi le Tribunal n’est pas vraiment outillé pour traiter les questions de concurrence entrelacées d’éléments qui caractérisent une industrie hautement centralisée et réglementée. « Il y aurait peut-être lieu de se demander si c’est le bon endroit pour contester une fusion, car le Tribunal n’est pas en mesure de changer les façons de réglementer les télécommunications. »
Au bout du compte, il faut que la Loi change, tonne M. Bester, parce que le Tribunal s’y reporte pour rendre ses décisions. Mais si elle est modifiée pour devenir plus agressive, il nous faudra aussi réfléchir à la structure du Tribunal.
« Une vraie question consiste à savoir si le Tribunal, dans sa forme actuelle, pourra gérer cela et si nous devrions examiner différents modèles, commente M. Bester. Les États-Unis, l’Union européenne et l’Australie en proposent. »
« Quant à ceux disant que cette décision prouve la défaillance du système, c’est tout simplement qu’ils sont mécontents du résultat, dit Me Osborne. Ils préféreraient faire exploser le système. »
« Ce n’est pas la bonne réponse; le Tribunal a fait exactement ce qu’il était censé faire », ajoute-t-il.
« Que le Tribunal s’en tienne à ses tâches, voilà peut-être le fond du problème, estime Me Quaid. Cela devrait susciter des consultations. Faudrait-il changer notre façon d’évaluer une fusion? Faudrait-il modifier le seuil? Faudrait-il modifier la pondération accordée aux économies réalisées? Faudrait-il envisager différents recours? Faudrait-il envisager un Tribunal autrement structuré avec une expertise différente? Tout cela est à l’étude. »
Jennifer Quaid estime qu’il faut s’attendre à un scepticisme accru du public, moins enclin qu’avant à accepter l’argument suranné voulant que tout aille bien Madame la Marquise tant que l’économie dans son ensemble continue de croître.
« Pour le commissaire et son équipe, l’étape suivante sera de réfléchir et de tracer des repères quant aux changements stratégiques sur lesquels miser pour l’efficacité, dit M. Bester. Mais alors, c’est aux législateurs d’apporter ces changements. »