Concurrence : Un échec pour les médias canadiens
Nos autorités en matière de concurrence se sont concentrées trop étroitement sur les facteurs économiques, négligeant l’importance de la diversité éditoriale.
L’espace médiatique canadien est confronté à un problème de concurrence, comme l’ont montré deux événements importants au cours des dernières semaines. La première concernait les négociations avortées entre Postmedia et Nordstar Capital LP, propriétaires du Toronto Star, en vue d’une fusion et de la création d’une nouvelle entité avec des taux d’endettement réduits. Entre-temps, le projet de loi C-18 du gouvernement fédéral, également connu sous le nom de Loi sur les nouvelles en ligne, a reçu la sanction royale. Cela a incité les géants du Web Google et Meta, qui contrôlent largement le marché de la publicité en ligne, à annoncer qu’ils bloqueraient les actualités canadiennes sur leurs plateformes plutôt que de se conformer aux conditions de la Loi.
Alors que les négociations entre Postmedia et Nordstar sont tombées à l’eau en quelques jours (disponible uniquement en anglais), les critiques ont exprimé la crainte que les autorités en matière de concurrence, qui se concentrent généralement sur les seuls facteurs économiques dans ce type de transactions, n’aient probablement pas bloqué l’opération (disponible uniquement en anglais).
Keldon Bester, ancien conseiller spécial du Bureau de la concurrence et cofondateur du Canadian Anti-Monopoly Project, affirme que l’effort continu de consolidation de ces marchés au cours des trois dernières décennies est antérieur au paysage publicitaire actuel.
Avant Internet, le Canada avait l’habitude de mal gérer la concurrence dans le domaine du journalisme. « Cette situation s’est heurtée de plein fouet à l’explosion de l’offre d’espaces publicitaires imprimés avec l’arrivée de l’Internet, explique M. Bester. Cette explosion de l’offre publicitaire a été marquée par la monopolisation par deux entreprises. »
Selon lui, le Canada n’a pas accordé une priorité suffisante à la concurrence et au marché des idées. Aujourd’hui, à l’instar de l’Australie et de la Californie, le Canada tente de légiférer une indemnisation par le biais du projet de loi C-18.
Il note que les autorités en matière de concurrence ont tenté d’intervenir dans l’espace de l’information dans les années 1970 et 1990. Elles se sont cependant surtout concentrées sur les aspects commerciaux, négligeant l’importance de la diversité et de l’indépendance éditoriales.
Il cite l’arrêt rendu en 1976 par la Cour suprême du Canada dans l’affaire K.C. Irving, dans laquelle la plus haute instance a autorisé la propriété de tous les journaux de langue anglaise par un seul homme au Nouveau-Brunswick. Dans son arrêt de 1997 dans l’affaire Canada c. Southam, la Cour suprême a autorisé un recours limité à ce projet de fusion. « Là encore, le concept de diversité éditoriale est totalement absent, déclare M. Bester. Nous sommes arrivés à un point où nous avons quelques décennies de retard pour prendre cela au sérieux et, par conséquent, si nous voulons mettre un terme à ce processus [de fusion], nous devrons nous tourner vers d’autres secteurs du gouvernement que le Bureau de la concurrence. »
Selon M. Bester, bien que la bataille soit ardue, le commissaire à la concurrence, Matthew Boswell, devrait tout de même tenter de bloquer tout projet de fusion. Toutefois, comme il dispose de peu d’outils, il appartiendrait au Tribunal de la concurrence de réagir aux arguments fondés sur la diversité et l’indépendance éditoriales.
« C’est une question politique, mais il s’agit de l’une des rares chaînes de médias nationales qui subsistent, explique M. Bester. C’est le moment pour le gouvernement d’intervenir sérieusement, car de la façon dont nos lois sont établies, il est très peu probable qu’elles atteignent leur but attendu. »
M. Bester se souvient de l’échange des journaux locaux par Postmedia et Torstar en 2017 et de la fermeture rapide de ces titres. Le Bureau ne pouvait rien y faire.
Selon M. Bester, il serait difficile pour le Bureau d’affirmer qu’une fusion entre les deux organisations aurait une incidence significative, étant donné que les territoires ont déjà été divisés entre les deux organisations en dehors des grandes zones métropolitaines.
« Aux États-Unis, la Cour suprême a reconnu explicitement la valeur du journalisme, au-delà du marché de la publicité, en tant que service qui doit être protégé et diversifié. Au Canada, nous n’avons pas tenu compte de cela et nous avons essayé de traiter les journaux plus strictement comme des entreprises. »
Jennifer Quaid, professeure de droit à l’Université d’Ottawa, explique qu’en raison de la priorité du Bureau, on s’attend à ce que le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) supervise l’aspect démocratique à la suite d’une fusion.
Supriya Dwivedi, directrice des politiques et de l’engagement au Centre pour les médias, la technologie et la démocratie de l’Université McGill, estime que l’élimination des salles de presse est liée à l’état de notre santé démocratique.
« Lorsqu’on ne dispose pas d’un écosystème d’information fiable où les gens peuvent accéder à des informations factuelles et de qualité de manière régulière et cohérente, on commence à voir la société et nos valeurs démocratiques s’effondrer, et c’est ce qui se passe non seulement au Canada, mais dans le monde entier », explique Mme Dwivedi.
Mme Dwivedi suggère que le droit de la concurrence soit réformé non seulement pour répondre aux préoccupations de l’industrie du journalisme, mais aussi pour traiter un éventail plus large d’enjeux.
« Nous acceptons d’être dirigés par trois sociétés qui n’en sont en fait qu’une seule », remarque Mme Dwivedi.
Quant à la Loi sur les nouvelles en ligne, l’objectif sous-jacent de la législation a été d’essayer de rééquilibrer le pouvoir de négociation sur un marché où Google et Meta ont dominé l’ensemble du marché technologique publicitaire.
Selon Mme Dwivedi, la façon dont le débat sur le projet de loi C-18 a été présenté – mauvais pour le journalisme et critique à l’égard du gouvernement qui exerce un contrôle accru sur l’Internet – ne tient pas compte du fait que la domination écrasante de Google et de Meta dans l’espace publicitaire est principalement le résultat de leurs pratiques anticoncurrentielles.
En 2007, Google, le moteur de recherche dominant, a acquis DoubleClick, qui détenait une part de marché de 60 % dans le domaine des logiciels de serveurs publicitaires pour les éditeurs. La Federal Trade Commission (FTC) des États-Unis a approuvé la fusion, qui a fait pencher la balance en faveur d’un quasi-monopole de Google sur le marché publicitaire, tant du côté de la vente que de celui de l’achat.
« Comme DoubleClick disposait de son propre volume de données, que Google a ensuite absorbé, cela lui a permis d’avoir une vue d’ensemble sur les activités de chaque annonceur, utilisateur et société d’édition, remarque Mme Dwivedi.
D’un point de vue canadien, nous ne pouvons évidemment pas faire grand-chose à propos d’une décision prise par la FTC, mais nous pouvons donner au commissaire à la concurrence et au commissaire à la protection de la vie privée les moyens d’examiner comment certaines de ces entreprises utilisent et suivent nos données afin d’avoir une meilleure idée de ce à quoi ressemble réellement notre marché de la technologie publicitaire. »
Tout cela est important, car le journalisme dépend traditionnellement de l’argent de la publicité.
« Si Google et Meta sont les acteurs dominants dans ce domaine, et qu’elles ont atteint ce statut dominant non pas grâce à l’innovation, mais plutôt grâce à des pratiques anticoncurrentielles, alors il ne s’agit pas simplement de les déjouer, explique Mme Dwivedi. C’est le fait que le système est truqué contre les organes de presse. Je ne cherche pas à excuser les grands médias de ce pays, car ils ne fonctionnent généralement pas très bien et ont tendance à verser des primes mirobolantes à leurs dirigeants tout en affaiblissant les salles de presse, mais la chute des recettes publicitaires n’a certainement rien arrangé. »
Le problème est d’autant plus grave qu’une fois qu’un pouvoir de marché dominant est atteint, l’existence de cette position dominante n’est plus un problème d’après la législation sur la concurrence, explique M. Bester.
« À travers toute une série de décisions, dont beaucoup n’ont pas été prises en compte par le Canada, le parcours de ces entreprises vers la domination comportait manifestement des éléments discutables, explique-t-il. Google a été autorisé à acheter DoubleClick; Facebook a été autorisé à acheter Instagram, et ainsi de suite. Notre législation n’est pas vraiment adaptée à l’exercice brut du pouvoir. »
M. Bester dit comprendre l’idée du projet de loi C-18 et d’autres lois similaires. « Nous ne pouvons pas compter sur notre législation de la concurrence, dans sa forme actuelle, pour rétablir cet équilibre en dehors des limites de l’exclusion, de la prédation ou de la conduite disciplinaire. »
Michael Geist, Chaire de recherche du Canada en droit de l’Internet et du commerce électronique à l’Université d’Ottawa, souligne que l’un des problèmes que pose le projet de loi C-18 est que le gouvernement avait initialement proposé la concurrence comme facteur de justification du projet de loi, mais qu’il l’a rapidement abandonnée.
M. Geist indique que le ministre du Patrimoine, Pablo Rodriguez, a toujours insisté sur la valeur des liens et sur la nécessité de les rémunérer. Toutefois, M. Geist estime que le ministre aurait pu élaborer une nouvelle législation pour répondre aux préoccupations en matière de concurrence. La plupart des justifications du gouvernement pour la législation ont tourné autour de la valorisation du contenu, la concurrence jouant un rôle mineur.
« Je pense que le gouvernement canadien a fait fausse route et qu’il aurait mieux valu se concentrer sur deux questions : la gouvernance des données et la protection de la vie privée, d’une part, et les questions de concurrence, d’autre part, explique M. Geist. Honnêtement, s’il avait traité les problèmes liés à la conduite anticoncurrentielle et à la manière dont ces entreprises utilisent les données des citoyens, il aurait fait beaucoup plus pour répondre aux préoccupations concernant les abus potentiels du marché, au lieu d’utiliser ces entreprises comme un guichet automatique à politiques, où plutôt que d’essayer de mettre fin au comportement problématique, il cherche à en tirer profit en finançant la production cinématographique et télévisuelle, ou en cherchant à financer le secteur de l’actualité. »
À cette fin, Mme Quaid souligne le récent accord sur le Forum canadien des organismes de réglementation numérique conclu entre le commissaire à la protection de la vie privée, le CRTC et le Bureau de la concurrence. Les trois agences disent qu’elles s’échangeront les pratiques exemplaires, mèneront des recherches et collaboreront sur des questions d’intérêt commun, telles que l’intelligence artificielle et la portabilité des données.
« Est-ce que ça va servir à quelque chose? se demande Mme Quaid. Peut-être. On verra. »
Au contraire, M. Bester considère le projet de loi C-18 comme une solution maladroite, mais révélatrice. La réponse de Google et de Meta a été l’expression de leur pouvoir de marché.
Il s’inquiète de la capacité du Canada à affirmer sa propre souveraineté, citant la menace d’Amazon aux décideurs politiques de fermer son offre Marketplace en cas d’examen par le Bureau de la concurrence. M. Bester déclare : « Nous sommes à un moment où ces entreprises testent les limites de notre souveraineté, et cela nécessite une certaine forme de coopération mondiale, soit de manière souple en suivant l’exemple des autres, soit de manière plus délibérée, parce que ces démocraties moyennes comme le Canada, l’Australie et même le Royaume-Uni sont en train de frapper et de tenter de gagner ces plateformes de façons plus ou moins importantes, et faire cavalier seul n’a que peu de chances d’aboutir. Nous devons prendre conscience de cette réalité. »
Pour certaines personnes, le fait que Google et Meta unissent leurs forces pour tenter d’aligner les représailles et forcer le gouvernement à faire marche arrière sur le projet de loi C-18 pourrait être interprété comme un cartel au regard de la législation sur la concurrence, puisqu’elles tentent d’exploiter leur influence économique pour contraindre le gouvernement.
« On pourrait parler d’abus de position dominante, et je comprends pourquoi les gens veulent utiliser ce terme, mais au Canada, dans le cadre de nos dispositions actuelles, je ne suis pas certaine que ce soit aussi facile, déclare Mme Quaid. Même si c’est ce que nous pensons intuitivement, je ne crois pas que ce soit la meilleure stratégie juridique. Il pourrait s’agir d’un complot intentionnel, et si ce n’est pas un complot au titre de l’article 45, alors c’est un complot au titre de l’article 90.1. »
« D’une certaine façon, on peut dire que se liguer pour aligner des représailles économiques contre la volonté démocratique d’un pays est assez désagréable », ajoute-t-elle.
Selon M. Bester, le fait de renoncer au projet C-18 en raison de ces menaces nous prépare à un avenir où les géants du Web nous feront vivre des expériences similaires lors de l’introduction de lois sur la protection de la vie privée, l’intelligence artificielle ou la concurrence. « Ce ne sera pas la dernière fois. »