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Satisfaire à la demande de réforme du droit de la concurrence

Les modifications proposées à la Loi sur la concurrence au Canada suscitent de vives réactions et peu de consensus.

Pressure builds for competition law reform

Lorsque le gouvernement fédéral a proposé des modifications à la Loi sur la concurrence en septembre de cette année, le Conseil canadien des affaires a exprimé son indignation, osant même qualifier ces modifications de « refonte radicale » du régime de concurrence, d’« embuscade » qui démolirait le fondement juridique permettant aux entreprises canadiennes de faire concurrence à l’échelle mondiale.

Le Conseil canadien des affaires représente les plus grandes sociétés canadiennes. Il accuse non seulement le gouvernement d’être « de mauvaise foi » en proposant un remaniement sans consultation adéquate, mais aussi de politiser le processus et d’affaiblir la concurrence au Canada en introduisant des modifications comme l’élimination de la défense fondée sur les gains en efficience lors de fusions et l’ajout de nouveaux pouvoirs obligeant les entreprises à fournir des renseignements pour les études de marché.

Cette opinion n’est pas partagée par tous. En effet, pour d’autres personnes, le projet de loi présenté par la ministre des Finances Chrystia Freeland n’est qu’une réforme provisoire partielle, qui, selon elles, risque de retarder la révision en profondeur tant attendue de la Loi sur la concurrence promise par le gouvernement.

« Il ne s’agit pas d’une refonte radicale », estime Jennifer Quaid, professeure agrégée de droit à l’Université d’Ottawa. « On ne parle que de trois dispositions ici. » Même s’il faut, selon elle, renforcer le régime de concurrence, elle juge que le projet de loi est « une tentative maladroite » du gouvernement fédéral « pour obtenir des gains éclair ».

Apocalypse pour l’économie canadienne ou coup politique d’un gouvernement en difficulté : le projet de loi C-56 ne laisse personne indifférent.

Cette ferveur est partiellement attribuable au choc entre les modifications apportées au régime de concurrence du Canada, qui n’intéressent généralement que les grandes entreprises, les juristes spécialisés et une poignée d’universitaires, et les préoccupations d’un public anxieux et parfois en colère face à l’inflation galopante.

Le gouvernement Trudeau a présenté les modifications proposées en même temps qu’une série de mesures visant à freiner la forte hausse des prix à l’épicerie et le galop du coût du logement. Le projet de loi C-56, intitulé la Loi sur le logement et l’épicerie à prix abordable, comprend le remboursement de la taxe sur les produits et services (TPS) sur la construction de nouveaux immeubles d’habitation locatifs.

« Avec davantage de concurrence, nous pourrons éviter aux gens qu’ils aient de mauvaises surprises quand ils passent à la caisse, à l’épicerie », a expliqué la ministre des Finances en appui au projet de loi. Il y a fort à parier que le regroupement des modifications à la Loi sur la concurrence et du remboursement de la TPS dans un même projet de loi se traduira par une adoption rapide. En effet, non seulement le remboursement de la TPS est-il une mesure populaire, mais les conservateurs et le NPD ont présenté des projets de loi d’initiative parlementaire distincts sur certains des mêmes enjeux de concurrence.

Cette plus récente proposition du gouvernement fédéral fait suite à l’adoption, l’an dernier, d’une série d’autres modifications législatives, y compris la criminalisation des accords de fixation des salaires, l’imposition d’amendes plus lourdes en cas de pratiques commerciales trompeuses et la possibilité pour des parties privées d’intenter des poursuites pour abus de position dominante. Et cela survient dans la foulée d’une campagne concertée du commissaire de la concurrence Matthew Boswell pour une vaste gamme de mesures visant à « moderniser et renforcer » la Loi sur la concurrence, en particulier les lignes directrices sur les fusions.

Cette situation se produit alors que les autorités antitrust des États-Unis et de l’Union européenne accélèrent la répression contre les grandes entreprises, en particulier dans l’économie numérique, et cherchent à en imposer face à ce qu’elles considèrent comme des tendances anticoncurrentielles de plus en plus fortes.

Aux États-Unis, le ministère de la Justice et la Federal Trade Commission ont annoncé en juillet l’actualisation des lignes directrices sur les fusions. L’objectif était de rester en phase avec l’ère numérique et de suivre l’évolution des conditions du marché, ce qui témoigne d’une préoccupation quant à la façon dont les plateformes numériques utilisent leur pouvoir pour écraser la concurrence. Au même moment, le ministère de la Justice a accusé Google d’abuser illégalement de sa position dominante dans le domaine de recherche en ligne pour entraver la concurrence lors du premier procès antitrust de l’ère moderne en cours dans district fédéral de Columbia. Le gouvernement a également récemment intenté une poursuite antitrust contre Amazon, qui domine le marché américain des achats en ligne.

L’Union européenne intensifie également ses actions d’application de la loi et a mis en place une série de règles pour les acteurs numériques dominants comme Meta et Amazon, notamment en bloquant récemment la fusion d’entreprises de logiciels de réservation en ligne. Pour ce qui est du Canada, « nous faisons figure d’exception en raison de notre intervention tardive », déclare Keldon Bester, directeur du Canadian Anti-Monopoly Project, qui ne sait toujours pas si le gouvernement ira de l’avant avec une réforme plus vaste de la concurrence.

« Tout est possible, mais la réalité est qu’il faudra beaucoup de courage, peu importe la voie choisie. »

L’associé Peter Flynn du cabinet Stikeman Elliott est spécialisé dans la concurrence et les investissements étrangers. Il doute qu’une réforme soit même nécessaire. Bien que des améliorations soient nécessaires, il ne voit pas pourquoi des mesures spéciales sont nécessaires pour faire face à l’économie numérique. « Une réglementation plus stricte est-elle vraiment la solution? Ou devons-nous plutôt laisser la vraie concurrence s’exercer et prendre un pas de recul lorsqu’il s’agit des interventions par le gouvernement? »

Pour ce qui est du projet de loi C-56, il ne croit pas en l’impact de l’élimination de la défense fondée sur les gains en efficience, une mesure considérée par les critiques comme une anomalie canadienne qui favorise la concentration des entreprises. Cette défense autorise les fusions anticoncurrentielles si les entreprises peuvent prouver que telles fusions entraînent des gains en efficience qui neutralisent ses effets négatifs.

« Les cas qui se sont vraiment appuyés sur cette défense sont très peu nombreux. » Selon lui, la plupart des fusions, y compris celle entre Shaw et Rogers, obtiennent généralement le feu vert.

« Dans le cas de Shaw et Rogers, les gains en efficience n’étaient pas en jeu, parce que le tribunal a conclu que la fusion était favorable à la concurrence avec le désinvestissement de Freedom Mobile ».

La disposition sur les études de marché est probablement la plus controversée du projet de loi C-56. Le Bureau de la concurrence a longtemps mené de telles études, mais les entreprises ne pouvaient être tenues de fournir des données clés, ce qui est problématique. Dans son étude de marché sur l’épicerie de détail publiée cet été, le Bureau a souligné que « le niveau de coopération variait considérablement et qu’il n’était pas complet. Dans bien des cas, le Bureau n’a pas été en mesure d’obtenir des données financières complètes et précises, malgré ses demandes répétées ».

Le projet de loi autorisera le ministre de l’Industrie à ordonner au Bureau de la concurrence de mener une étude sur l’état de la concurrence dans n’importe quel marché ou n’importe quelle industrie, et les entreprises auront l’obligation de fournir des données pertinentes sur le marché.

L’associée Elisa Kearney du cabinet Davies de Toronto est spécialisée dans la concurrence, les lois antitrust et l’examen de l’investissement étranger. Elle affirme ne pas considérer les modifications au projet de loi C-56 comme radicales. Elle comprend les raisons sous-jacentes à l’intervention du ministre. « Cette disposition répond à ce qui est important pour les Canadiens et les Canadiennes ». 

Et même si une étude de marché est ordonnée, elle pourrait révéler que rien ne cloche. Elisa Kearney craint pourtant qu’il puisse y avoir des conséquences imprévues à une surutilisation de ce nouveau pouvoir. Les études de marché peuvent être coûteuses, et les dépenses assumées par les entreprises qui fournissent des données pertinentes pourraient augmenter leurs coûts et, par conséquent, exercer des pressions inflationnistes sur leur industrie.

La troisième disposition du projet de loi permettrait au Bureau de la concurrence d’enquêter sur les « collaborations » qui minent la concurrence dans des secteurs comme l’épicerie, où les grandes chaînes entravent l’émergence de petits joueurs en contrôlant l’accès aux biens immobiliers, par exemple, ou les situations où les fournisseurs alimentaires négligent les petits détaillants.

Quant à la révision plus large du droit de la concurrence, la question n’a pas encore été tranchée. Avec une élection à l’horizon et une opinion publique toujours aussi décevante, le gouvernement pourrait utiliser la promotion de la concurrence pour faire pencher la balance en sa faveur. Il pourrait aussi croire qu’il a déjà épuisé le peu de capital politique dont il disposait avec ces deux réformes partielles et retarder une réforme plus globale qui pourrait entraîner une levée de boucliers bien orchestrée.

Et c’est sans compter une autre variable qui pourrait brouiller les cartes, soit la fin du mandat du commissaire Boswell en mars. Nul ne sait s’il demeurera en poste ou s’il sera remplacé.