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Les dispositions de non-concurrence, à quoi ça sert?

Loin d’être rares au Canada, ces dispositions n’aident pas grand monde. C’est encore plus vrai maintenant que la Commission fédérale du commerce propose de les interdire aux États-Unis.

Crossing the street
Photo : Ryoji Iwata (Unsplash)

De nos jours sur Internet, on trouve toutes sortes de conseils juridiques gratuits pour les 7 à 77 ans; de simples gabarits de document qui peuvent toucher à tout, de la mise en place d’une fiducie à la rédaction d’un testament. Comme bien des choses bon marché, parfois le prix vous dira tout ce que vous avez besoin de savoir sur le produit.

Les dispositions de non-concurrence en sont un parfait exemple. Ce sont des dispositions restrictives qui interdisent à un employé de travailler dans telle ou telle profession ou tel ou tel domaine pour une durée déterminée dans une région géographique précise. Elles sont habituellement associées aux professions ou aux cadres occupant un poste de direction.

Pourtant, ces dispositions se voient un peu partout au Canada, du commerce au détail aux soins de santé en passant par les services alimentaires, parce qu’elles font partie des contrats standards rédigés par un siège social, ou parce que quelqu’un a téléchargé un contrat type gratuitement… ou parce que personne ne s’est creusé la tête pour savoir si c’était possible de faire respecter une disposition de non-concurrence.

En général, c’est impossible. Sous le régime de common law au Canada, les dispositions de non-concurrence étaient déjà difficiles d’application bien avant que l’Ontario devienne la première province à les rendre expressément illégales dans la plupart des cas, en promulguant la Loi de 2021 visant à œuvrer pour les travailleurs. Attendons-nous à les voir se faire encore plus rares maintenant que la Commission fédérale du commerce des États-Unis a adopté un règlement qui interdit aux entreprises d’imposer ce genre de dispositions à leurs employés.

« Quand des employés me consultent à ce sujet, je leur dis tout d’emblée qu’ils n’ont probablement pas à s’en soucier et qu’ils peuvent refuser », commente Christopher Deehy, associé spécialisé en droit du travail et de l’emploi chez Lapointe Rosenstein Marchand Melançon, à Montréal. « Le plus souvent, ajoute-t-il, ces dispositions sont inexécutables. »

« Et aux entreprises, je dirais que leurs RH feraient mieux de ne pas s’y frotter, surtout dans le climat actuel du marché de l’emploi. »

La loi ontarienne de 2021 vient simplement codifier la manière dont les tribunaux canadiens traitaient déjà les dispositions de non-concurrence. Cette loi provinciale interdit aux employeurs de lier un employé par une disposition de non-concurrence dans presque tous les cas. Seules deux catégories de travailleurs peuvent se les faire imposer : d’une part les présidents de société, directeurs financiers et titulaires d’autres postes de cadre; d’autre part quiconque vend l’intégralité ou une partie d’une entreprise avant de devenir employé de l’entité acquéreuse.

Cela reflète la jurisprudence canadienne : les tribunaux canadiens tendent à traiter les dispositions de non-concurrence comme un obstacle au commerce qui doit être justifié au cas par cas. Autrement dit, la solution (interdire à quelqu’un de gagner sa vie dans un domaine particulier, à tel ou tel endroit et pour une durée prédéfinie) doit être proportionnelle au préjudice potentiel qu’allègue l’employeur (la soudaine concurrence faite par un ex-employé).

Et les modalités de cette solution doivent avoir du bon sens. Un tribunal pourrait accepter une disposition de six mois dans le cas d’un directeur sortant d’une grande société torontoise, mais il y a peu de chance qu’il veuille faire avaler la couleuvre dans le cas d’un représentant des ventes d’un magasin à grande surface ou du gérant d’une sandwicherie franchisée, car ni l’un ni l’autre ne tiendra le sort d’une société entière entre ses mains.

Et pourtant, les dispositions de non-concurrence sont monnaie courante sur le marché du travail canadien – sans doute parce qu’on oublie de dire aux employeurs qu’elles sont probablement impossibles à faire respecter.

« Beaucoup d’entreprises se contentent de copier-coller des contrats standards en ajustant le chiffre du salaire et la date de début », explique Jennifer Koschinsky, avocate principale au groupe de droit du travail et de l’emploi de Stikeman Elliott à Calgary.

« Elles ne cherchent pas toujours à savoir si les clauses du contrat sont vraiment adéquates pour l’employé. Un contrat type est apparu, et depuis lors chacun le copie et le perpétue. Mais voilà, ces contrats peuvent finir par causer des problèmes. »

En 2022, l’Enquête sur la population active situait le taux de chômage au Canada à seulement 5 %. La croissance du salaire horaire s’est maintenue au-dessus de la barre des 5 % pendant sept mois consécutifs l’an dernier. De nombreux secteurs sont frappés par des pénuries de main-d’œuvre, et le manque de travailleurs qualifiés empire la crise dans les systèmes de santé provinciaux.

Dans ce contexte, les dispositions de non-concurrence peuvent envoyer aux chercheurs d’emploi le mauvais message au pire moment. Elles peuvent aussi leur donner un avantage inespéré dans les négociations.

« Dites à quelqu’un que son emploi vient avec la condition de rester à l’écart de son domaine pendant 12 mois après son départ. La personne vous rétorquera qu’elle est d’accord pour rester les bras croisés chez elle tout ce temps, à condition que vous lui versiez 12 mois de salaire, fait remarquer Me Koschinsky. C’est ainsi que je vois les employés contre-attaquer. »

Toutefois, ce ne sont pas tous les chercheurs d’emploi qui ont la patience et l’esprit assez averti pour aller lire les menus détails. Neena Gupta, associée spécialisée en droit de l’emploi et en droits de la personne chez Gowling WLG, note que la nouvelle loi ontarienne reconnaît que de nombreuses personnes peuvent se sentir liées par une entente de non-concurrence… même quand elle est tout à fait déraisonnable.

« C’est malhonnête de s’attendre, de techniciens par exemple, qu’ils comprennent les subtilités du droit du travail quand ils négocient leurs conditions de travail. La plupart des gens veulent être honnêtes et respecter leurs engagements, poursuit-elle. »

« L’un des résultats que cette loi a produits, je crois, c’est d’apaiser l’inquiétude qu’un travailleur peut ressentir quand il quitte son emploi pour en trouver un autre. Elle rassure aussi les employeurs, qui pourraient finir par trouver vain de solliciter un candidat s’il faut lui faire avaler une telle disposition. »

Et rappelons que les employeurs disposent d’autres moyens de protection contre un ex-employé. Une entreprise peut subir une perte de clients et une fuite de renseignements confidentiels aux mains d’un ex-employé souhaitant s’établir ailleurs; ça s’est déjà vu. Toutefois, tenter de carrément l’expulser du marché est rarement la bonne solution.

Il faut plutôt regarder du côté des dispositions de non-sollicitation, qui peuvent empêcher un ex-employé d’aller marauder chez les clients de son ancien employeur pendant un temps, et des ententes de confidentialité, qui peuvent protéger les plans d’affaires de l’employeur. Ces deux types d’ententes évitent le problème qu’amènent les dispositions de non-concurrence; elles ne restreignent pas les mouvements dans le marché. Les tribunaux sont donc plus enclins à les accepter.

De plus, les dispositions de non-concurrence sont de pesantes massues qui peuvent distraire l’employeur de ses véritables problèmes, fait observer Me Koschinsky.

« La question que je pose aux employeurs, poursuit-elle, consiste à savoir ce qu’on cherche à protéger au juste. N’y aurait-il pas d’autres moyens de protection? »

« Si vous êtes inquiet de perdre les clients d’un employé advenant le départ de celui-ci, bâtissez une équipe solide autour de lui, de façon à éviter cela. Songez à une entente de confidentialité ou de non-sollicitation. Pourquoi vous mettre à risque? »

« Et est-ce bien raisonnable d’empêcher quelqu’un de travailler dans son domaine ou sa profession pour un an ou deux? Parlons franchement : s’il vous faut deux ans pour regagner des clients, c’est que vous les avez probablement déjà perdus, conclut-elle. »