Passer au contenu

À la quête de l'âme dirigeante

La Cour suprême du Canada essaiera de clarifier la doctrine de common law de l’attribution d’actes à une société dans les affaires d’insolvabilité.

Directing mind concept

Les faillites d’entreprises revêtent rarement un intérêt public, mais quand Bondfield Construction Company Ltd. s’est effondrée avec fracas en 2019, elle a fait la manchette. Bondfield était un chef de file des projets d’infrastructure en Ontario, ayant notamment fait des agrandissements d’hôpitaux et remis à neuf la gare Union à Toronto. Son effondrement a mis au jour des allégations troublantes de fraude et de malversations.

Un virage dans l’application du droit de l’insolvabilité au pays accompagnera sans doute aussi la faillite spectaculaire de Bondfield : la Cour suprême du Canada a décidé d’entendre l’appel d’un jugement de 2022 de la Cour d’appel de l’Ontario ordonnant à l’ancien président de l’entreprise et à ses complices de rembourser les plus de 33 millions de dollars détournés par un stratagème de factures de complaisance.

Selon Ian Aversa, associé et spécialiste de l’insolvabilité chez Aird & Berlis LLP, à Toronto, la Cour suprême se prononce peu souvent sur les affaires d’insolvabilité, en partie parce que les cours d’appel ont tendance à se reporter à la décision du juge surveillant de l’instance de restructuration originale. « Ce genre d’instance est complexe et se déroule en temps réel », affirme Me Aversa, vice-président de la Section du droit de l’insolvabilité de l’Association du Barreau canadien. « Le juge de première instance baigne littéralement dans l’affaire pendant des mois, voire des années. Et les cours d’appel répugnent à remettre en question les décisions de première instance. »

Mais en l’espèce (essentiellement l’interprétation de l’article 96 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité), la Cour suprême estime que l’enjeu est tellement important qu’elle doit rendre une décision.

Après que Bondfield se soit placée sous la protection de la loi sur les faillites en 2019, Ernst & Young, le contrôleur dans le dossier, a découvert que dans les années précédant l’effondrement de l’entreprise, plusieurs sociétés fictives avaient été payées des millions de dollars par Bondfield et sa filiale, Forma-Con Construction, pour du travail jamais réalisé. Une partie de cette somme a été versée à John Aquino, alors président de Bondfield, et à plusieurs complices.

La juge Bernadette Dietrich de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a statué en 2021 que ces versements constituaient, en droit de l’insolvabilité, une « opération sous-évaluée »; elle a ordonné à M. Aquino de rembourser les sommes au contrôleur. En règle générale, ce type d’opération consiste pour l’entreprise débitrice à vendre un avoir, comme une propriété immobilière, à une partie liée avec l’intention de frauder un créancier avant de devenir insolvable.

M. Aquino a interjeté appel de la décision. Il a admis le stratagème de factures de complaisance, mais ses avocats ont fait valoir que selon l’article 96, l’entreprise débitrice (Bondfield) devait avoir l’intention « de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement » pour qu’une opération sous-évaluée soit déclarée inopposable. M. Aquino a soutenu que Bondfield était en bonne situation financière au moment de la fraude et qu’il ne faisait que frauder sa propre entreprise et non ses créanciers.

Dans une décision unanime, la formation de trois juges de la Cour d’appel de l’Ontario a abondé dans le sens de la juge Dietrich : M. Aquino savait que Bondfield et Forma-Con « éprouvaient des difficultés financières », mais a tout de même poursuivi son stratagème de factures de complaisance, ce qui donne à croire qu’il l’a fait dans l’intention de frustrer ses créanciers.

La Cour d’appel a statué que la doctrine de l’attribution d’actes à une société n’est pas aussi facile à appliquer en droit de l’insolvabilité qu’en droit civil ou criminel. « En particulier, il est difficile d’arguer que d’attribuer l’intention de l’âme dirigeante d’une entreprise à l’entreprise même causerait un préjudice indu à l’entreprise en contexte d’insolvabilité, celle-ci n’étant désormais rien de plus qu’un lot d’avoirs à liquider en vue du partage des produits aux créanciers », peut-on lire dans le jugement. « Une approche favorisant les intérêts des fraudeurs plutôt que ceux des créanciers semble contre-intuitive et ne doit pas être adoptée à la hâte. »

Ainsi, la Cour d’appel a dit aborder l’intention de l’âme dirigeante en contexte d’insolvabilité de cette manière : « La question sous-jacente en l’espèce est de savoir qui doit assumer la responsabilité des actes frauduleux commis par l’âme dirigeante de l’entreprise dans le respect de l’étendue de ses pouvoirs : les fraudeurs ou les créanciers? »

Favoriser les fraudeurs au détriment des créanciers serait « contradictoire », ajoutent les juges, donc la meilleure option était d’attribuer l’intention de fraude de M. Aquino à Bondfield et sa filiale, Forma-Con, et d’ordonner à M. Aquino et à ses complices de rembourser l’argent détourné.

Virginie Gauthier, associée exerçant en droit de l’insolvabilité chez Gowling WLG, à Toronto, explique que l’issue de cet appel sera lourde de conséquences pour les affaires d’insolvabilité qui suivront. Si la Cour suprême confirme la décision du tribunal inférieur, les opérations sous-évaluées seront traitées sous un angle encore plus vaste et dans le cadre de circonstances pas nécessairement si explicites, avance Me Gauthier. C’est déjà le cas, d’ailleurs. Dans l’affaire de la faillite de Sears Canada, Me Gauthier confirme que son cabinet a fait valoir que la distribution des dividendes de la société pouvait être considérée comme une « opération sous-évaluée ».

« L’article 96 sert à protéger les créanciers, dit-elle. C’est sa finalité. Protéger tous les créanciers, y compris les créanciers non garantis ainsi que les commerces et les employés. »

Selon Me Aversa, il faut espérer que la Cour suprême ajoute clarté à la décision de la Cour d’appel de l’Ontario, qui ne règle pas la question de savoir si la doctrine de l’attribution d’actes à une société est exclue du champ de l’article 96 ou si une version modifiée de cette doctrine devrait s’appliquer.

« Ce n’est malheureusement pas la seule affaire où l’âme dirigeante principale d’une entreprise orchestre une fraude et où l’entreprise se place sous la protection de la loi sur les faillites, lance-t-il. Et il y en aura d’autres. »