La transparence dans les chaînes d’approvisionnement
Le Canada devra adopter une loi visant à prévenir le travail forcé et le travail des enfants.
La pandémie a brisé bien des choses, et des gens. Elle a aussi brisé les chaînes d’approvisionnement, ces réseaux internationaux extrêmement complexes de fournisseurs et de producteurs qui assurent le fonctionnement du marché mondial.
Le résultat : une inflation galopante, des pénuries de produits et des multinationales en mode panique qui se dépêchent de consolider leurs chaînes d’approvisionnement. De plus, cette ruée vers la reconstruction des chaînes d’approvisionnement peut affaiblir la capacité (ou la détermination) des multinationales à veiller à ce que leurs fournisseurs ne leur vendent pas de produits qui est le fruit d’une main-d’œuvre enfantine ou de travail forcé.
Selon un nouveau rapport sur les approches législatives en matière de travail des enfants et de travail forcé dans les chaînes d’approvisionnement, cela signifie que le Canada doit adopter une loi aujourd’hui, et non demain, afin de les purger des violations des droits de la personne avant qu’elles ne se trouvent au cœur du système.
Les principales perturbations dans les chaînes d’approvisionnement que causent les changements climatiques et la pandémie de COVID-19 sont non seulement responsables du ralentissement de la reprise économique, mais aussi de l’affaiblissement de la capacité des entreprises à s’assurer que leurs chaînes d’approvisionnement n’encouragent pas le travail forcé ou la main-d’œuvre enfantine , affirme le rapport, compilé par le Centre international pour la réforme du droit criminel et la politique en matière de justice pénale, et soutenu par le Fonds pour le droit de demain de l’ABC.
Au-delà des interdictions restrictives en matière d’importation de produits en provenance de régions précises (Russie, région du Xinjiang en Chine), la pression mondiale pour l’adoption d’approches législatives aux violations des droits de la personne dans les chaînes d’approvisionnement passe par deux canaux globaux.
Certaines lois sur la divulgation obligent les sociétés à signaler les cas où leurs chaînes d’approvisionnement sont exposées à des violations des droits de la personne et à indiquer ce qu’elles font pour remédier à de telles situations. Ces lois, comme la loi sur l’esclavage moderne du Royaume-Uni et la loi sur l’esclavage moderne de l’Australie, n’imposent rien aux entreprises au-delà de l’obligation de faire rapport. La logique veut que la production courante de rapports publics mène les consommateurs à soutenir les entreprises dont les chaînes d’approvisionnement sont irréprochables et à punir celles pour qui ce n’est pas le cas.
Il existe aussi des lois de vérification diligente, qui contraignent les sociétés transnationales à prendre des mesures actives pour éradiquer les violations des droits de la personne dans leurs chaînes d’approvisionnement. Ces lois, qui peuvent couvrir une partie ou la totalité des manquements aux droits de la personne, sont plus courantes en Europe. La loi française relative au devoir de vigilance va plus loin en incluant la responsabilité civile : les particuliers peuvent demander des dommages-intérêts devant les tribunaux de France aux sociétés qui ne respectent pas leurs obligations de diligence raisonnable.
Et puis il y a le Canada, un pays qui jouit d’une réputation en dents de scie en matière de droits de la personne dans les chaînes d’approvisionnement des entreprises et qui n’a pas de loi traitant du travail forcé et de la main-d’œuvre enfantine dans les chaînes d’approvisionnement, malgré de multiples tentatives depuis 2009. Plusieurs projets de loi émanant de députés ont vu le jour au cours des dernières années et le ministre fédéral du Travail, Seamus O’Regan, a promis une loi dans un proche avenir.
Comme pour les lois qui ont été adoptées ailleurs, les options législatives actuelles du Canada se divisent en deux grandes catégories. Le projet de loi qui est passé le plus proche d’être adopté est le S-211, qui était présenté en deuxième lecture à la Chambre des communes à la fin du mois de mai. Il s’agit d’une loi de divulgation directe du travail forcé et de la main-d’œuvre enfantine, avec une disposition bâclée visant à interdire les importations de biens « produits, en tout ou en partie, par recours au travail forcé ou au travail des enfants ».
Le projet de loi C-262, parrainé par le député néo-démocrate Peter Julian, a été adopté en première lecture en mars. Il s’agit d’un projet de loi de diligence raisonnable qui imposerait aux entreprises concernées « l’obligation d’éviter » les violations des droits de la personne dans les chaînes d’approvisionnement, ainsi qu’une responsabilité étendue pour « tout préjudice attribuable » au défaut d’une société d’empêcher ces manquements.
Les défenseurs des droits de la personne ont tendance à rejeter les lois sur la divulgation comme la S-211, car ils les considèrent comme des efforts dont l’objectif est tout simplement de permettre à des entreprises de polir leur image. « L’approche fondée uniquement sur la production de rapports a été un échec total partout où elle a été tentée, déclare Emily Dwyer, directrice des politiques du Réseau canadien sur la reddition de compte des entreprises. Elle n’a pas du tout permis de limiter les violations des entreprises. »
« Le Canada est à la croisée des chemins. S’il se contente d’un projet de loi comme le S-211, il ne fera que recycler les idées ratées de 2017. »
Yvon Dandurand, coauteur du rapport et professeur émérite de criminologie à l’Université Fraser Valley, affirme préconiser une approche plus « prudente ». Bien qu’il estime que les lois sur les droits de la personne dans les chaînes d’approvisionnement devraient avoir des « conséquences réelles » pour les contrevenants, il se demande s’il est plausible de proposer de nouvelles exigences « strictes » pour les sociétés transnationales canadiennes, particulièrement à l’heure actuelle, alors que de nombreuses chaînes d’approvisionnement sont désorganisées.
« Le secteur des entreprises va présenter ses observations au gouvernement pour faire valoir que le moment est mal choisi pour adopter une nouvelle loi, et que tout ce qui limiterait encore plus les chaînes d’approvisionnement serait une mauvaise idée en ce moment », soutient-il.
William Pellerin, associé œuvrant dans le domaine du commerce international chez McMillan, affirme que les législateurs doivent également garder à l’esprit ce que les entreprises savent, et peuvent savoir, au sujet de leurs chaînes d’approvisionnement à l’étranger.
« Même les entreprises les plus consciencieuses sont souvent impuissantes pour couvrir la chaîne dans son intégralité, explique-t-il. Vous pouvez embaucher des spécialistes externes pour effectuer une vérification, mais même dans ce cas, il peut y avoir des lacunes. Lorsqu’un produit traverse une frontière nationale, il y a un suivi. Mais quand il passe d’une région à une autre dans un pays, ce n’est pas le cas. Vous ne pouvez donc pas savoir. »
Judy Fudge, professeure à l’Université McMaster, croit avoir déjà entendu cet argument et n’est pas convaincue.
« Si un fournisseur fournit des produits de mauvaise qualité à un prix erroné, il y a des pénalités, dit-elle. Cependant, ces entreprises ne peuvent pas protéger les travailleurs de leurs chaînes d’approvisionnement parce que celles-ci sont trop complexes? »
Plusieurs facteurs pourraient exercer une influence sur l’orientation que prend le gouvernement fédéral. Le premier est le lobbying des entreprises, en particulier du secteur extractif. « Il est peut-être plus difficile d’adopter [une loi sur la diligence raisonnable] au Canada, où historiquement les sociétés semblent avoir eu une grande emprise », déclare Hayli Millar, professeure agrégée en criminologie à l’Université Fraser Valley et coauteure du rapport.
Me Fudge soutient qu’un autre facteur pourrait être le rôle que joue le NPD, qui a maintenant une influence sur le gouvernement Trudeau grâce à son entente de confiance et d’approvisionnement. Le parti a clairement indiqué par le projet de loi C-262 qu’il souhaite adopter une ligne beaucoup plus dure contre les entreprises qui violent les droits de la personne.
De plus, le Canada a rarement l’occasion d’établir les règles du jeu sur les marchés internationaux et dans plusieurs de ses relations commerciales. L’ébauche de réglementation de la Commission européenne sur les droits de la personne et sur la diligence raisonnable en matière d’environnement, publiée plus tôt cette année, exigerait que les grandes entreprises de l’UE – et certaines sociétés non européennes qui font des affaires en Europe – cernent et empêchent les violations aux droits de la personne et au droit de l’environnement dans leurs chaînes d’approvisionnement. Les entreprises qui sont prises en défaut seraient confrontées à la fois à des sanctions administratives et de responsabilité civile.
Il s’agit d’une approche ambitieuse et agressive face au problème. En supposant qu’elle finisse par être adoptée par les États membres de l’UE, la décision d’Ottawa à cet égard pourrait avoir moins d’importance pour les sociétés canadiennes faisant des affaires en Europe. Beaucoup d’entre elles devraient s’adapter aux règles européennes ou trouver des clients ailleurs.
« L’UE va finir par adopter quelque chose de nouveau. La question est simplement de savoir à quel point la loi sera rigoureuse, explique Me Fudge. En retardant l’adoption d’une nouvelle loi aussi longtemps, le gouvernement fédéral s’est peut-être lui-même conduit à une impasse. »