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Donner la priorité aux travailleurs

Les régimes de retraite obtiendront une « super-priorité » en matière de faillite et d’insolvabilité. Mais certains craignent les répercussions sur l’environnement des prêts au Canada.

Piggy bank and money concept

C’est dans une grande discrétion, loin de l’attention du public, qu’un changement majeur à la législation canadienne en matière de faillite et d’insolvabilité s’est rapproché de la réalité.

Cette semaine, le Comité permanent des finances de la Chambre des communes a approuvé le projet de loi d’initiative parlementaire C-228, qui accorde aux régimes de retraite d’entreprise la préséance sur toute autre réclamation ou garantie en cas de faillite ou d’insolvabilité. Cela signifie que lorsqu’une entreprise fera faillite ou demandera un arrangement en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC), le déficit de la caisse de retraite passera en tête de liste, devant les créanciers garantis, dans la distribution des fonds. Certaines indemnités de départ se verront également accorder cette « super-priorité ».

« C’est sans précédent », s’exclame David Bish, associé chez Torys s.e.n.c.r.l. et chef du groupe Restructuration et services-conseils en insolvabilité. « Aucun autre pays n’accorde une telle priorité à ce genre de dette. Personne ne met ça en tête de liste. »

Des versions similaires du projet de loi ont été présentées au Parlement depuis 2004, mais ont toujours disparu avant leur adoption, comme la plupart des projets de loi d’initiative parlementaire. Mais une coalition inhabituelle de députés conservateurs, néo-démocrates et bloquistes a fait avancer le projet de loi C-228, et le gouvernement libéral minoritaire, réalisant que le projet de loi risquait d’être adopté même s’il s’y opposait, a accepté à contrecœur d’y travailler.

Le projet de loi a pour but de protéger la retraite des anciens employés des entreprises qui se retrouvent en faillite. Quand Nortel, Eaton’s et Sears ont déclaré faillite, il ne restait plus assez d’argent dans la caisse pour rembourser toutes les dettes, et comme les régimes de retraite tombent dans la catégorie des créanciers non garantis, les retraités ont dû subir une douloureuse réduction de leur retraite.

Marilyn Gladu, la députée conservatrice de l’Ontario qui parraine le projet de loi, avait été révoltée d’apprendre que la retraite de sa voisine, qui avait travaillé pendant 30 ans pour Sears Canada, avait été amputée de 30 % lorsque le détaillant s’est effondré en 2017.

« Souvent, on verse de l’argent aux avocats qui travaillent dans le dossier de la faillite, on paie les primes des cadres supérieurs, on accorde beaucoup de choses, mais les travailleurs qui ont travaillé toute leur vie sont laissés pour compte. » Le ministère des Finances estime que 50 000 Canadiens ont subi une réduction de leurs prestations de retraite d’entreprise au cours des 15 dernières années dans des dossiers concernant 10 entreprises distinctes.

La Loi sur la faillite et l’insolvabilité prévoit déjà une série de priorités : impôts à payer, cotisations au Régime de pensions du Canada et à l’assurance-emploi, salaires (jusqu’à concurrence de 2 000 $), marchandises récemment livrées. Tous ces éléments ont priorité sur les créanciers garantis et les créanciers non garantis. En vertu du projet de loi C-228, le déficit des caisses de retraite aurait également priorité sur les banques. Le projet de loi prévoit également le dépôt d’un rapport annuel aux Communes sur la solvabilité des régimes de pension.

Tout le monde dit vouloir être juste envers les retraités, mais certains juristes craignent que le projet de loi n’entraîne des conséquences imprévues qui pourraient affaiblir le système déjà vacillant des régimes à prestations déterminées (RPD), empêcher des entreprises sous pression d’obtenir l’aide financière dont elles ont besoin et augmenter les intérêts débiteurs. Car le déficit de solvabilité d’un régime de pension peut être énorme et, surtout, il est difficile à prévoir.

« Les prêteurs peuvent difficilement gérer un risque qu’ils ne peuvent quantifier, souligne Me Bish. Le problème pour les prêteurs, c’est qu’il y a cet énorme passif potentiel [en cas de faillite] que nous ne pouvons pas déterminer au moment où nous accordons le prêt. » Et le dossier peut prendre des années à démêler. L’aciériste Stelco a déposé une demande en vertu de la LACC en 2014, et ses régimes de retraite sont toujours en cours de liquidation.

« Je ne vois pas de meilleur moyen de tuer les RPD que d’accorder cette super-priorité », déclare Andrea Boctor, associée chez Osler et chef du groupe des régimes de retraite et avantages sociaux, qui a comparu devant le Comité permanent des finances en tant que représentante de l’Association canadienne des administrateurs de régimes de retraite. Lors d’un sondage mené par l’Association auprès de ses membres, 40 % d’entre eux ont déclaré qu’ils mettraient fin à leur RPD si le projet de loi C-228 était adopté, révèle-t-elle.

Les RPD du secteur privé sont déjà en forte baisse. Il y a vingt ans, 21 % des travailleurs du secteur privé bénéficiaient d’un RPD. En 2021, ce n’était plus que 9 %.

Il y a beaucoup de sympathie pour les prestataires aux prises avec la faillite de leur ancien employeur, souligne Me Boctor, mais il existe d’autres moyens de les protéger, comme la nomination d’un syndic spécial en matière d’insolvabilité des régimes de retraite habilité à gérer et fusionner les avoirs de retraite.

« Nous craignons que le bébé ne soit jeté avec l’eau du bain. Les 9 % [de travailleurs qui bénéficient d’un RPD] représentent 1,2 million de Canadiens qui, si leur RPD était liquidé, n’auraient pas la retraite à laquelle ils s’attendent. » Les députés ne partagent pas ces craintes.

« Je ne crois pas à ce scénario », a déclaré Mme Gladu lors d’une entrevue. Elle rappelle que lorsqu’une super-priorité a été entérinée dans une loi en 2005 pour protéger le salaire des travailleurs, les banques avaient avancé les mêmes arguments sombres et catastrophiques, alors que cela n’a entraîné aucune conséquence négative.

Simon Archer, associé chez Goldblatt Partners et spécialiste des régimes de retraite travaillant étroitement avec des syndicats, doute également que le projet de loi C-228 tue les RPD. « Je ne suis pas du tout convaincu que le fait d’ajouter une super-priorité entraînera la disparition des RPD, a-t-il déclaré au magazine ABC National. La grande majorité des RPD sont négociés ou peuvent compter sur une association syndicale. » Leur avenir, soutient-il, ne peut donc être décidé que par la négociation.

Pour Me Archer, les banques n’ont qu’à s’en prendre à elles-mêmes si le projet de loi est adopté. « Les banques somnolaient et ne s’en sont pas occupé », affirme-t-il, faisant remarquer que ce n’est pas un problème dont les banques sont pressées de parler. « Le sujet est assez sensible. Personne ne veut être perçu comme marchant sur la tête des retraités. Vous ne verrez pas les banques critiquer le projet de loi des retraités. »

Le projet de loi a été approuvé article par article, après seulement quelques heures de délibération, et des marchandages de dernière minute qui ont abouti à l’adhésion des libéraux. Le délai avant l’entrée en vigueur de la super-priorité est maintenant de quatre ans, au lieu des trois ans demandés par le NPD et le Bloc québécois. (D’autres demandaient jusqu’à dix ans.) Les avantages postérieurs au départ à la retraite, comme les soins de santé, ne seront pas inclus dans la super-priorité, mais certaines indemnités de fin d’emploi le seront.

Selon Mme Gladu, il n’y a aucune raison de paniquer. « Les gens ont quatre ans pour s’adapter. Ce n’est pas comme s’ils allaient faire faillite demain matin. Les prestataires recevront leur argent avant les créanciers garantis, les créanciers privilégiés et les créanciers non garantis. Ce n’est que justice pour les gens qui ont travaillé toute leur vie. Il s’agit essentiellement d’un salaire différé, et ils y ont droit. »

Mme Gladu s’attend à ce que le projet de loi obtienne l’approbation finale des Communes au début de 2023. Il sera alors transmis au Sénat, où ses critiques exigeront sans doute des modifications. Mme Gladu est convaincue qu’il deviendra loi avant la fin de 2023.

Selon Me Bish, les créanciers ajusteront alors leurs prêts en conséquence et s’assureront d’être protégés. Les vrais perdants de l’histoire pourraient être les entreprises en difficulté, qui auront plus de mal à obtenir du financement, et les créanciers non garantis, qui seront moins susceptibles de récupérer leurs pertes.

« Il y aura des conséquences. Les décisions de prêt seront touchées. La capacité des entreprises à survivre dans les moments difficiles sera touchée. Il y aura des répercussions, et tout ne sera pas positif pour les travailleurs. »