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Un nouveau recours contre les abus de position dominante

Élargir le pouvoir d’action privée contre les pratiques examinables aux termes de la Loi sur la concurrence pourrait bien devenir réalité sous peu au Canada.

Man in front of large building
Photo de Matthew Henry en provenance d’Unsplash

Difficile de faire son beurre quand les puissants tentent de vous écraser. C’est pour ça que nous avons des lois pour maintenir la concurrence et mettre un frein réglementaire aux pratiques commerciales abusives. Mais la loi n'est pas appliquée de la même manière dans tous les domaines. Au Canada, nos autorités de la concurrence sévissent rarement pour abus de position dominante — ces activités qui restreignant la concurrence de façon importante dans un marché. Alors de quels moyens disposent les entreprises pour se défendre ?

Oubliez les actions en justice, du moins au Canada. Le seul rayon d’espoir consiste à porter plainte au Bureau de la concurrence, qui manque de ressources. C’est lui qui décidera s’il y a matière à intenter des procédures devant le Tribunal de la concurrence.

Bonne chance, toutefois, pour voir à ce que cela se concrétise. Depuis 1986, seuls 14 dossiers d’abus de position dominante se sont rendus jusque-là…

« Dans le régime actuel, c’est le Bureau qui a le dernier mot : s’il décide de ne pas intenter de poursuite, les choses n’iront pas plus loin », a précisé David Vaillancourt, associé chez Affleck Green McMurtry LLP, lors d’une discussion entre experts de l’ABC sur l’élargissement du droit privé d’action contre les pratiques examinables. « Le concurrent lésé n’a pas vraiment de recours », poursuit-il.

Mais cela pourrait bientôt changer. Des modifications proposées à la Loi sur la concurrence, présentées en avril, prévoient des pénalités beaucoup plus élevées pour les pratiques anticoncurrentielles – jusqu’à 3 % des recettes brutes mondiales. Et surtout, un droit privé d’action pour faire appliquer les dispositions contre les abus de position dominante, un changement que le Bureau a préconisé.

Me Vaillancourt et son confrère Ben Hackett, de Goodmans LLP, sont également en faveur. « Je crois qu’une partie lésée par une pratique anticoncurrentielle devrait avoir la possibilité de contrôler sa destinée et sa poursuite contre une société qui abuse de sa position dominante », soutient Me Hackett.

Niki Iatrou, associé chez McCarthy Tétrault, est moins confiant, bien qu'il reconnaisse que le bilan du Bureau en matière d'abus de position dominante est « décevant ».

« J’ignore comment une partie privée ayant moins de ressources d'enquête […] que Sa Majesté ou le Bureau de la concurrence va faire avancer les dossiers de ce genre avec plus de succès, dit-il. Peut-être qu’elles seront plus motivées. »

Mais quel mal y a-t-il alors à étendre le droit privé d’action auprès du Tribunal ? Me Vaillancourt pose la question. À tout prendre, augmenter la fréquence des audiences au Tribunal – et en fait, dans les autres tribunaux de droit civil – favoriserait « un véritable développement de la jurisprudence, dit-il. Nous pourrions renforcer la jurisprudence dans cette sphère du droit. »

Gajan Sathananthan de Blakes et l’animateur de la séance, soulève un autre point : les actions privées pourraient ouvrir la porte à des actions frivoles.

Me Vaillancourt ne s’attend pas à une prolifération de ce genre de recours émanant des parties privées au Canada. « Amener un dossier d’abus de position dominante jusqu’au procès coûte très cher », soutient-il.

De plus, les parties doivent obtenir l’autorisation du Tribunal si elles veulent intenter une poursuite pour d’autres pratiques examinables, comme le fait d’empêcher un client de vendre un produit à un prix en deçà d’un seuil prédéterminé ou de refuser de fournir un produit à un acheteur. Dans ces cas de figure, les parties doivent démontrer que leur entreprise est « touchée de façon directe et importante » par la pratique commerciale, et cette règle constitue un frein contre les actions frivoles. Il en irait de même pour les dossiers d’abus de position dominante.

« Je ne vois pas l’avantage de permettre ce veto du Tribunal », estime Me Hackett, pour qui l’objectif n’est pas de s’inquiéter d’une mauvaise utilisation des ressources judiciaires, mais plutôt de faciliter l’accès à la justice aux personnes moins bien nanties en diminuant le nombre d’obstacles et en élargissant leurs droits.

Me Iatrou rejette cette prémisse. « Ce que nous tentons de faire sous le régime de la Loi sur la concurrence est de protéger la concurrence, souligne-t-il, et non les concurrents. Il ne s’agit pas non plus d’élargir l’ampleur de la jurisprudence comme une fin en soi. »

Il fait valoir que le droit de veto est essentiel pour le Tribunal, car cela lui permet d’évaluer rapidement le dossier pour s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un simple litige commercial pour lequel le concurrent lésé devrait s’adresser à un tribunal de droit commercial.

Selon les modifications proposées, les parties privées ne pourraient pas réclamer des dommages. Toutefois, elles pourraient demander au Tribunal d’ordonner des pénalités pécuniaires contre la partie prise en défaut; de l’argent qui finirait dans les coffres de l’État. « Il ne s’agit pas d’accorder un droit de recouvrement à l’issue de la procédure comme cela se fait parfois dans les affaires civiles, explique Me Hackett. Il s’agit seulement de corriger le problème de comportement ou quoi que ce soit d’autre qui fait l’objet de l’ordonnance. »

Me Hackett prône plutôt un droit d’action qui passerait par « une évaluation du dossier pour savoir s’il tient la route », et certainement pas par quelque chose d’aussi lourd qu’une demande d’autorisation, car cela rendrait la procédure trop chère pour la plupart des entreprises.

Si tout le monde s’entend pour dire que les procédures seront onéreuses, pourquoi ne ménage-t-on pas alors la possibilité, pour les parties privées, de réclamer des dommages-intérêts, surtout quand la partie lésée se trouve au bord de la ruine et dans l’impossibilité de ramasser les fonds nécessaires pour faire valoir ses droits contre une concurrente mieux nantie qu’elle ? « Le financement des litiges par des tierces parties sera probablement nécessaire si nous souhaitons que les choses bougent réellement dans ce secteur, avance Me Vaillancourt. Et ces bailleurs de fonds ne verront pas l’intérêt de financer une procédure débouchant sur une solution axée sur un changement de comportement, solution qui aura pour effet d’aider le concurrent à long terme. Oubliez ça. »

Les litiges étant ce qu’ils sont, poser un incitatif pécuniaire tend à accélérer le traitement des dossiers vers un règlement, observe Me Iatrou, et ce, même quand les pénalités administratives sont les seules sanctions pécuniaires prescrites par la loi, poursuit-il. Avec la forte augmentation des pénalités qu’on envisage dans les modifications proposées, on peut prédire que « la partie lésée recevra beaucoup plus d’offres pécuniaires qu’avant en vue d’un arrêt des procédures. »

« Dans le cadre de cet accord de règlement, il se pourrait que l’auteur du tort allégué doive verser une pénalité pécuniaire, mais il pourrait aussi devoir envoyer une enveloppe au plaignant afin de se débarrasser du dossier, estime-t-il. Tout est déjà en place pour l’octroi de dommages-intérêts. »

Il faudra peut-être réfléchir davantage à la manière de motiver les parties à porter ces cas d'abus de position dominante devant les tribunaux. Une partie de la réponse réside peut-être dans la définition du rôle du Bureau à l’avenir. Me Vaillancourt dit espérer que le Bureau restera actif pour mener des enquêtes et réunir la documentation, surtout quand les parties privées n’ont pas les moyens de le faire. « On verra avancer certains dossiers qui se prêtent bien aux procédures du Bureau et du Commissaire [à la concurrence], et d’autres qui seront laissés aux parties privées qui pourront alors décider, “Vous savez quoi ? Je veux tenter le coup moi-même ».