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L’essor du milieu des affaires autochtone

Des Premières Nations et des entrepreneurs autochtones prennent leur place dans l'activité commerciale du pays.

Merle Alexander, Miller Titerle + Company, Vancouver
Merle Alexander, Miller Titerle + Company, Vancouver Photo: Jimmy Jeong

« Pour faire des affaires, il faut d’abord jouer le jeu, a expliqué Terrance Paul, chef de la Première Nation de Membertou, à CBC News le mois dernier. Il faut jouer pour gagner, et nous avons gagné. »

L’annonce faite le 9 novembre de l’acquisition pour 1 milliard de dollars de Clearwater Seafood Inc. réalisée par la communauté Membertou et une coalition de Premières Nations, en partenariat avec Premium Brands Holdings Corp. de Vancouver, peut sembler surgir de nulle part. Ce n’est pourtant pas le cas.

La Nation Mi’kmaq de Membertou est l’une des Premières Nations les plus prospères dans l’Est du Canada : des participations diversifiées, allant de la pêche à l’immobilier, lui ont procuré des revenus de 67 millions de dollars l’an dernier. Avec cette participation de 50 % dans Clearwater, Membertou et ses partenaires accèdent à un échelon supérieur dans l’univers des entreprises canadiennes.

Bien que cette acquisition soit digne de mention, il ne s’agit pourtant pas d’un événement isolé. D’un bout à l’autre du Canada, de plus en plus de Premières Nations acquièrent des participations dans des secteurs clés. La tendance entraîne un changement radical dans la culture des entreprises au Canada — un changement avec lequel les cabinets juridiques devraient se mettre au diapason s’ils ne veulent pas être laissés pour compte.

« Cela démontre bien que pour parvenir à la réconciliation, la voie politique est lente, alors qu’il existe des façons plus simples, plus fructueuses et plus directes pour y arriver », affirme Merle Alexander, avocat pour le cabinet de Vancouver Miller Titerle + Company et membre de la Première Nation Kitasoo/Xai’Xais.

Jusqu’à présent, c’est essentiellement dans l’Ouest canadien que des Premières Nations ont cherché à acquérir des propriétés générant des revenus importants, mais la tendance commence à s’étendre vers l’est du pays. Depuis 2004 — année où la Cour suprême du Canada a établi la responsabilité de la Couronne de consulter les Premières Nations au sujet des projets touchant leur territoire traditionnel (l’« obligation de consulter »), la Nation haïda est devenue le plus important titulaire de domaine à bail forestier des îles Haida Gwaii. Sa filiale entreprise déclare 22 millions de dollars d’actifs et 35 millions de dollars de ventes annuelles.

Il y a trois ans, la Première Nation de Fort McKay et la Première Nation crie Mikisew ont fait l’acquisition d’une participation dans un projet d’agrandissement du Parc de stockage Est pour une valeur de 504 M$, dans le cadre du projet d’exploitation de sables bitumineux de Fort Hills près de Wood Buffalo, en Alberta. Peu de temps après l’annonce faite par Membertou de son acquisition de Clearwater, les Premières Nations de Fort Chipewyan, au nord de l’Alberta, ont célébré l’inauguration du projet énergétique Three Nations, la plus grande centrale solaire hors réseau dans une région isolée au pays.

Au début de 2018, le gouvernement ontarien annonçait la vente de 2,4 % des actions ordinaires en circulation de Hydro One à une société en commandite contrôlée par 129 Premières Nations. Un an plus tard, Hydro One a annoncé l’achèvement de la construction d’une nouvelle ligne de transport d’énergie grâce à une coentreprise entre la Société de développement de la bande Six Nations de Grand River et le Groupe Aecon inc. Par ailleurs, même si de nombreuses collectivités autochtones luttent pour mettre fin au projet d’oléoduc Trans Mountain, une coalition de Premières Nations de la région envisage d’acquérir une participation de 51 % dans le projet.

Bon nombre de ces opérations présentent un point en commun : elles n’ont pas le profit comme unique objectif. Parfois, elles découlent du fait qu’une Première Nation veut exercer le contrôle sur les travaux réalisés dans son territoire traditionnel. D’autres fois, elles résultent du désir de combler des lacunes persistantes en matière d’infrastructure – le projet d’énergie solaire de Fort Chipewan devrait réduire la quantité de diesel consommé chaque année par la collectivité isolée de quelque 800 000 litres. Ces opérations sont souvent motivées par le besoin de réduire le chômage.

Les juristes qui souhaitent travailler avec des Premières Nations sur ce genre de projets doivent d’abord comprendre que l’objectif d’une société autochtone ne sera pas nécessairement le même que celui des grandes sociétés qui règnent sur Bay Street, explique Brian Hebert du cabinet McKiggan Hebert d’Halifax.

« Dans le cas de Membertou, par exemple, la Première Nation cherche peut-être à ce qu’il y ait davantage de Mi’kmaq qui vivent de la pêche, » affirme Me Hebert, qui a travaillé pour la Première Nation Pictou Landing en Nouvelle-Écosse.

« Ce n’est pas le genre de préoccupations que va avoir, par exemple, une caisse de retraite d’enseignants. »

La première étape pour comprendre un client qui est une société autochtone est l’acquisition de compétences culturelles — et cela va bien au-delà de connaître la Loi sur les indiens, précise Tuma Young, un avocat qui exerce seul et qui donne le cours d’études autochtones au Collège Unama’ki de l’Université du Cap-Breton.

« On ne peut pas simplement aller les voir et leur dire “Vous savez, je pourrais accomplir de grandes choses pour vous en matière de fusions et acquisitions”, souligne-t-il. Souvent, quand quelqu’un dit s’y connaître en droit autochtone, en fait, c’est qu’il sait comment appliquer le droit canadien aux peuples autochtones. »

« C’est aussi vraiment important de comprendre comment opèrent les traditions juridiques autochtones. Par exemple, la façon dont les peuples Mi’kmaq considèrent les droits collectifs par rapport aux droits individuels dans les entreprises commerciales. Il y a certaines notions avec lesquelles tous les cabinets juridiques canadiens auraient avantage à se familiariser. »

D’un bout à l’autre du pays, les ordres professionnels de juristes intègrent des notions de compétence culturelle autochtone dans leur programme de formation professionnelle, l’Association du Barreau canadien offre d’ailleurs un programme éducatif en ligne — une réponse à l’un des appels à l’action du rapport final de la Commission de vérité et de réconciliation. Le fait que de plus en plus d’avocats autochtones obtiennent leur diplôme en droit offre aux cabinets un autre point d’accès, souligne Merle Alexander.

« Le plus simple est d’embaucher des avocats autochtones, d’apprendre de ceux et celles qui possèdent une expérience directe. »

« Je trouve que trop de grands cabinets adoptent une approche semblable à celle du droit du travail en droit autochtone — cette idée qu’il faut à tout prix être du côté soit des entreprises, soit des communautés, et que ça ne se fait pas d’être des deux côtés à la fois. À la longue, au fur et à mesure que les droits autochtones seront délimités par les tribunaux, il y aura de moins en moins de litiges les mettant en cause. Dans de nombreux cabinets, on retrouve toutefois encore cette vieille vision selon laquelle les clients autochtones ne souhaitent que la confrontation. »

Contre toute attente, Me Alexander remarque que l’obligation de consulter est plutôt en train d’estomper le fossé existant depuis longtemps au Canada entre entreprises et peuples autochtones. La mise en œuvre de cette obligation a été déléguée en grande partie au secteur privé. Les Premières Nations ont négocié des ententes sur les répercussions et les avantages avec ces sociétés et ont reçu des actions en retour. Ce faisant, elles ont aussi suivi un cours intensif sur le mode de fonctionnement de ces sociétés.

« Cela a eu comme effet de resserrer les liens entre ces sociétés et les collectivités autochtones, dit-il. Elles se sont éduquées l’une l’autre. Elles ont appris à se respecter et à trouver des façons de faire les choses dans leur intérêt mutuel — et elles s’aperçoivent qu’elles ont plus d’intérêt en commun que ce qu’elles pouvaient croire. »

Qu’est-ce que cela signifie pour le projet de réconciliation? Comme le chante Cyndi Lauper, l’argent change tout. Les Premières Nations pouvant compter sur des sources de revenus fiables acquerront davantage d’autonomie et auront plus de poids sur la scène politique tandis qu’augmenteront ces sources de revenus.

« Le pouvoir économique et le pouvoir politique, en fin de compte, c’est la même chose, indique Merle Alexander. Quand on peut influencer l’économie d’une province, on peut aussi influencer sa politique. »

« Les juristes doivent comprendre vers où la collectivité autochtone souhaite se diriger, explique MYoung. Devenir le plus important transformateur de poisson du monde? Bien sûr. Quoi d’autre? »

« En Nouvelle-Écosse, nous avons une autorité sanitaire Mi’kmaw. Elle aura besoin de conseillers juridiques. Je ne serais pas surpris de voir un système de justice distinct émerger d’ici une dizaine d’années. Un barreau Mi’kmaw? Pourquoi pas? »