Perturbations climatiques au sommet
Alors que le monde transitionne vers une économie faible en carbone, la gestion des risques liés aux changements climatiques est devenue un défi de taille pour les administrateurs.
Pour les cadres supérieurs, les choses évoluent rapidement. Il y a 20 ans, les changements climatiques étaient des enjeux secondaires en politique et en affaires – jusqu’à ce que les dirigeants gouvernementaux n’aient plus le choix de considérer les incendies, les inondations et les ouragans comme des menaces à leurs carrières.
De 2009 à 2013, une centaine de nouvelles lois sur les changements climatiques ont été appliquées annuellement sur la planète. De 1997 – année de ratification du Protocole de Kyoto – au printemps 2018, 164 pays ont édicté 1 200 lois de ce type. Aux États-Unis, on s’est même tourné vers les tribunaux, avec l’affaire Ramirez v. ExxonMobil – un recours collectif intenté en 2016 par les acheteurs des principales actions ordinaires de la pétrolière, qui alléguaient que l’entreprise manipule ses prévisions pour masquer aux investisseurs l’ampleur des effets négatifs des changements climatiques sur ses profits à venir.
En matière de normes organisationnelles et de lois environnementales, l’affaire Ramirez n’est qu’un point de départ. Les données probantes s’accumulent : les changements climatiques affecteront à peu près tous les secteurs d’activité – et pas seulement l’industrie pétrolière. Parions qu’un nombre croissant d’investisseurs exigeront de la part des sociétés une transparence totale en ce qui concerne la valeur des actifs délaissés, le coût de la réglementation et les risques de poursuite. Et s’ils ne l’obtiennent pas, ils pourraient chercher un bouc émissaire.
« La plupart du temps, les affaires de ce genre sont d’abord introduites aux États-Unis, puis sont reproduites chez nous, explique Sheel Chaudhuri, avocat spécialisé en droit des assurances chez Clyde & Co., à Montréal. Ce qui se passe actuellement au pays de l’Oncle Sam est un test : les demandeurs multiplient les arguments; reste à voir lesquels seront retenus. »
Pourrait-on en arriver à cibler directement des administrateurs et des dirigeants? S’il n’y a pas de précédent au Canada, on y trouve tout de même une solide jurisprudence concernant leur obligation fiduciaire de tenir compte des répercussions de leurs décisions sur un large éventail de parties intéressées, mais aussi sur les responsabilités de divulgation des entreprises.
Dans les arrêts Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise et BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, la Cour suprême du Canada a statué que les obligations des sociétés envers leurs actionnaires ne se réduisent pas au profit à court terme. De même, les obligations des administrateurs dépassent les intérêts particuliers des actionnaires. Dans l’arrêt BCE Inc., la Cour a soutenu que « l’obligation fiduciaire des administrateurs est un concept large et contextuel. Elle ne se limite pas à la valeur des actions ou au profit à court terme. » Cette obligation doit aussi « tenir compte notamment des intérêts des actionnaires, des employés […], des créanciers, des consommateurs, des gouvernements et de l’environnement ».
« Ce sont les administrateurs et les dirigeants qui signent les états financiers et les déclarations d’une entreprise, indique Cynthia Williams, professeure de droit des valeurs mobilières et de droit des sociétés à la Osgoode Hall Law School. Si les états sont erronés ou n’ont pas été effectués de bonne foi, ceux qui les approuvent peuvent être tenus responsables. »
« Tant que les sociétés ont un processus de gouvernance solide pour évaluer les risques et les possibilités que présentent les changements climatiques, il est très peu probable que leurs administrateurs et dirigeants puissent être pris en défaut, ajoute-t-elle. Qui plus est, la divulgation de ce processus reste le meilleur moyen pour eux de se protéger – vis-à-vis d’une part de leur propre responsabilité, et d’autre part des préoccupations des investisseurs susceptibles de penser que la non-divulgation signifie l’absence d’évaluation. »
L'incidence des changements climatiques perturbe les affaires
Les changements climatiques peuvent faire augmenter le prix des intrants, sans compter que la nouvelle réglementation gouvernementale risque de forcer les entreprises à changer leur modèle d’affaires. Les sociétés ayant des liens directs avec le secteur de l’énergie pourraient être dans la mire de recours collectifs d’envergure menés par des non-actionnaires, comme ce fut le cas en 2015, lorsque deux grands cigarettiers ont été condamnés à verser 15 milliards de dollars. Les sociétés doivent gérer ces risques dans l’intérêt à long terme de leurs actionnaires.
« Les risques auxquels font face les entreprises pèsent aussi sur les administrateurs et les dirigeants, qui deviendront la cible des demandeurs lorsque ceux-ci gagneront en confiance », indique Me Chaudhuri.
« C’est à la fois inévitable et nécessaire, estime-t-il. De nombreuses entreprises doivent revoir leurs façons de faire, et les administrateurs et les dirigeants peuvent jouer un grand rôle dans la transformation de l’économie. »
Les assureurs devront se prononcer
Me Chaudhuri ajoute qu’une grande inconnue pour les entreprises, c’est la réponse des assureurs, pour qui l’assurance responsabilité des administrateurs et dirigeants représente un secteur lucratif. Cela dit, l’idée d’établir un lien entre responsabilité et changements climatiques est récente, et les assureurs ont encore « du rattrapage à faire » dans ce domaine.
« Quand de nouveaux risques apparaissent, les assureurs cherchent à déterminer dans quelle mesure ils sont prêts à les absorber, mentionne-t-il. Les administrateurs et les dirigeants qui se reconnaissent une responsabilité accrue seront moins susceptibles de faire l’objet d’une action en justice. Voilà l’effet que pourraient produire les primes d’assurance. »
« On peut exclure la possibilité de faire une réclamation en cas d’actes intentionnels ou de déclarations trompeuses, poursuit Me Chaudhuri. Ainsi rend-on la non-divulgation ou le travestissement d’informations par un administrateur ou un dirigeant plus difficile à assurer. »
Le Bureau d’assurance du Canada a estimé que les sinistres assurés découlant de catastrophes météorologiques ont atteint 1,4 milliard de dollars pour l’année 2018 seulement. « Pour chaque milliard que paient les compagnies d’assurance, le secteur public fait quant à lui face à des coûts s’élevant à 3 milliards de dollars », signale Dianne Saxe, une avocate à la tête d’un cabinet spécialisé en droit de l’environnement qui conseille les entreprises sur leurs stratégies de lutte contre les changements climatiques. Selon elle, un grand émetteur, qui subira des dommages importants en raison de phénomènes météorologiques, se verra un jour refuser un paiement de la part de son assureur parce que celui-ci jugera qu’il fait partie des causes.
« Pensez-vous vraiment que les compagnies d’assurance aiment payer des sommes colossales? Moins le public cautionnera moralement l’industrie des combustibles fossiles, plus il deviendra probable qu’on oppose une fin de non-recevoir à ce genre de demandes », souligne Me Saxe.
Les investisseurs font pression
Les cigarettiers ont appris à leurs dépens que la perte de cette caution morale exerce un autre type de pression sur une entreprise : cela incite les investisseurs à aller voir ailleurs, ou à exiger plus que seulement des profits. Le mois dernier, BlackRock, la plus grande société de gestion d’actifs au monde, a publié une lettre où elle exhorte les dirigeants à établir des cibles de réduction des émissions et à relever d’un cran leurs pratiques en matière de divulgation des risques. Le tout en leur rappelant qu’elle dispose de droits de vote substantiels pour les convaincre de coopérer.
« BlackRock dit qu’elle pourrait voter contre la réélection de certains administrateurs, remarque Me Williams. Ça les mettrait seulement dans l’embarras, mais ce serait quand même quelque chose pour eux de ne pas recevoir l’appui de BlackRock. »
Pour Carol Hansell, associée principale à Hansell LLP, la réaction actuelle des conseils d’administration d’entreprise relativement à la responsabilité climatique se compare à celle qu’ils ont eue, il y a une décennie, face à la cybersécurité et aux menaces d’attaques en ligne.
« Ce n’est pas que les conseils ne se soucient pas des changements climatiques. C’est que ces questions ne remontent pas systématiquement jusqu’à eux, précise-t-elle. Mais ils commencent à demander plus de renseignements et d’analyses à ce sujet. »
« Vous êtes dans l’industrie alimentaire? Les changements climatiques concernent l’approvisionnement. Dans l’acier? Ce sont les transports qui sont touchés. Quel que soit votre secteur d’activité, les changements climatiques font planer une menace sur votre modèle d’affaires. Et on ne peut plus faire comme si on ne savait pas. »
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