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Une nouvelle conception du Bureau de la concurrence

Des budgets limités et un profil public terni portent atteinte à l’indépendance de l’organisme chargé de l'application de la loi.

Toronto downtown building
iStock

Que faire du Bureau de la concurrence? Dans la sphère du droit de la concurrence, personne ne semble aimer la manière dont le Bureau fonctionne actuellement : ni les activistes qui cherchent à mettre à genoux des géants en ligne tels que Google, ni les juristes, ni même la personne qui jadis en tenait la barre.

« Au fil du temps, le Bureau a perdu de sa pertinence », dit John Pecman, ancien commissaire à la concurrence. Économiste de formation, M. Pecman est entré au Bureau en 1984 et est devenu le premier non juriste à le diriger en 2013.

« La politique canadienne en matière de concurrence doit être refondue à la lumière du 21e siècle, de manière à l’axer sur l’innovation et sur la productivité. »

En octobre, M. Pecman a participé à une discussion de groupe lors de la Conférence d'automne de l'ABC sur le droit de la concurrence à Ottawa. Les participants à la conférence sont largement accordés sur le principal défi auquel est confronté le Bureau, à savoir une économie numérique dont la croissance est de plus en plus vaste et complexe chaque année, et sur sa principale vulnérabilité, le manque d’argent.

Cependant, c’est à peu près les limites du consensus. Les acteurs du secteur du droit de la concurrence ont différentes opinions quant à ce que devrait être le Bureau.

M. Pecman se range dans le camp des « maximalistes », pensant qu’il ne suffira pas de régler les perpétuelles difficultés de financement du Bureau s’il continue à dépendre d’Innovation, Sciences et Développement économique Canada (anciennement Industrie Canada).

Ses cinq années en tant que commissaire du Bureau, précédées par huit mois d’exercice de cette fonction à titre provisoire, ont convaincu M. Pecman que le fait que le Bureau dépende du sous-ministre de l’Industrie signifie que les principes de la politique en matière de concurrence, et plus particulièrement l’importance accordée aux marchés ouverts, sont relégués au second rang dans le contexte de l’approche protectionniste traditionnelle de la politique industrielle.

« Depuis les années 1960, on retrouve ce thème dans notre politique industrielle, un sentiment que le Canada se doit de promouvoir ses champions et de les protéger contre la concurrence extérieure », dit M. Pecman.

Selon lui, c’est lorsque le ministère de l’Industrie a absorbé le ministère de la Consommation et des Corporations en 1993 que la politique industrielle a pris un total ascendant sur la politique en matière de concurrence.

« La politique en matière de concurrence a alors été oblitérée par la politique industrielle; raison pour laquelle on n’en entend jamais vraiment parler », dit-il.

« Cependant, ce changement structurel à l’échelon ministériel a sonné le glas de la politique en matière de concurrence dans ce pays. Ainsi, la législation sur la consommation a été de moins en moins modifiée après 1986. Au fond, le Bureau n’avait plus son mot à dire quant aux politiques à l’échelon ministériel. »

Dans un article publié l’an dernier dans la Revue canadienne du droit de la concurrence, M. Pecman soutient que [traduction] « l’indépendance du Bureau est l’enjeu le plus important auquel il sera confronté à l’avenir ». Il suggère de donner aux commissaires le statut de fonctionnaires indépendants du Parlement, à l’instar des commissaires à la vie privée ou à l’information, et d’accorder au Bureau le pouvoir de contrôler ses propres politiques, tout comme la Banque du Canada contrôle les taux d'intérêt de référence.  À défaut, il souhaite que le Bureau dépende d’un autre ministère, à savoir un nouveau ministère fédéral de la concurrence, par exemple, ou le ministère de la Justice.

M. Pecman ne prône pas un Bureau de la concurrence plus musclé car il veut qu’il puisse lancer d’ambitieuses croisades contre les puissants monopoles en ligne comme celui de Google, qui est l’objectif du mouvement « antitrust hipster ». [traduction] « La taille en elle-même et par elle-même ne constitue pas une atteinte à la législation sur la concurrence », écrit-il dans son article précité, affirmant que le Bureau devrait avoir pour objectif de « protéger les consommateurs en protégeant la concurrence ».

Sur ce point, il a des alliés. « Le droit de la concurrence est assez compliqué comme ça sans aller y ajouter de nouveaux éléments », dit James Musgrove, du cabinet McMillan LLP, qui exerce le droit de la concurrence depuis 30 ans.

Toutefois, l’appel lancé par M. Pecman pour que le Bureau soit plus autonome ne semble pas rallier beaucoup de personnes à sa cause dans ce domaine. Nombreux sont ceux qui suggèrent qu’il pourrait être irréaliste de s’attendre à ce que le gouvernement fédéral accorde à la fois davantage de pouvoirs et d’argent à cette entité.

« Personnellement, le manque d’indépendance du Bureau ne m’inquiète pas. Son véritable problème, c’est celui des ressources », dit David Rosner, qui exerce le droit de la concurrence dans le cabinet Goodman's à Toronto. « Pourquoi quelqu’un penserait-il que le fait de donner son indépendance au Bureau aiderait à résoudre ce problème? »

« Je sais que d’aucuns pensent que le fait que le Bureau demeure sous la tutelle du ministère de l’Industrie pourrait soulever des conflits. Ce n’est pas mon cas », dit Me Musgrove. « Le commissaire prête serment, et je n’ai jamais vu ni entendu quoi que ce soit qui suggère que les commissaires n’ont pas honoré ce serment. »

Même si le Bureau doit être plus indépendant, dit-il, son budget est un problème beaucoup plus pressant, car il mine les pouvoirs dont il dispose actuellement.

Depuis l’exercice 2000-2001, le budget du Bureau se situe entre environ 40 et 50 millions de dollars. Atteignant même 51,4 millions de dollars en 2011-2012, avant de retomber à 49,6 millions de dollars en 2017-2018.

Me Musgrove suggère qu’un budget se situant entre 70 et 75 millions de dollars permettrait au Bureau de « retrouver son équilibre ».

Mark Warner, qui exerce le droit de la concurrence dans un cabinet basé à Toronto et à New York, dit que le faible budget du Bureau le désavantage lorsqu’il s’agit d’engager les spécialistes dont il a besoin pour exercer des poursuites contre de très riches multinationales.

« Plus nombreux sont les véritables économistes avec de véritables PhD qui travaillent dans les établissements américains qu’au Bureau », dit-il. « Aux États-Unis, la Federal Trade Commission et le ministère de la Justice dépendent d’un échange constant d’expertise entre les secteurs privé et public. C’est beaucoup moins le cas à Ottawa où le bureau tend à compter davantage sur la fonction publique. »

Selon Me Rosner, si le Bureau disposait de plus de fonds publics, il pourrait ouvrir des enquêtes extrêmement difficiles sur les nouveaux phénomènes de marché, tels que la généralisation de la tarification au moyen d’algorithmes, une technologie qui fixe les prix à la lumière de la volonté perçue qu’a le client de payer. Il pourrait engager un plus grand nombre des meilleurs experts dont il a besoin, ce qui pourrait le libérer, du moins en partie, de l’emprise de la bureaucratie alors qu’il exhorte à une réforme complète d’une Loi sur la concurrence conçue pour s’appliquer dans le contexte d’une économie industrielle.

Quant à la politique, selon Me Musgrove, il faut autoriser le Bureau à exploiter le pouvoir de l’intimidation. Les commissaires à la vie privée et à l’éthique ont une influence excessive à Ottawa, en partie parce qu’ils font des déclarations publiques et poussent pour que des réformes soient faites. En revanche, personne ne défend le principe des marchés libres devant le gouvernement.

« Le gouvernement devrait autoriser le commissaire à faire des exposés publics concernant les politiques. Les gouvernements doivent jouer un rôle dans les politiques sur la concurrence. Cependant, le Bureau devrait avoir un plus grand rôle de représentation », dit-il.

« La chose la plus importante que devrait faire le Bureau en ce moment, c’est de convaincre le gouvernement et le public canadien d’autoriser les forces du marché à prévaloir là où elles sont absentes de nos jours. »