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La méthode Slater & Gordon

Quelles leçons tirer les cabinets juridiques au Canada de l’expérience de la première firme au monde à être cotée en bourse, en Australie?

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Je ne savais pas à quoi m’attendre en arrivant à Melbourne au siège social de Slater & Gordon Limited, la première firme du monde à être cotée en bourse. Il faut dire qu’on parle beaucoup ces temps-ci, au sein de certains barreaux et de l’ABC, de la participation de non-avocats à la propriété de cabinets juridiques et l’impact que cela peut avoir sur le marché des services juridiques. Cela est permis en Angleterre depuis 2011; en Australie, depuis 2001. C’est en 2007 que Slaters fait un appel public à l’épargne.

En arrivant à leur tour à bureau, j’ai découvert une aire de réception à l’écart du hall d’entrée. Ce n’est qu’après avoir passé le contrôle de la plaisante réceptionniste que j’ai reçu une passe de sécurité et que j’ai été redirigé vers le 30e étage où avaient lieu mes réunions.

La plupart des clients amorceront leur expérience « Slaters » avec un coup de téléphone. Et c’est là où la firme commence à se distinguer des cabinets canadiens. En règle générale, Slaters reçoit entre 70 000 et 80 000 demandes chaque année dans une trentaine de domaines du droit, incluant la famille, l’immobilier, l’emploi, les dommages personnels, le droit criminel et le règlement de différends. Au départ, ces demandes sont toutes gérées par du personnel spécialement formé à son centre d’appel.

Plusieurs étudiants en droit commencent leur carrière juridique au centre d’appel de Slaters avec l’espoir d’être embauchés comme avocats après leur admission au barreau. Certains diplômés en droit choisissent même de poursuivre dans cette branche de l’entreprise, sans jamais pratiquer la profession. Quelle que soit leur décision, le centre offre une excellente formation pour apprendre à poser les bonnes questions et trier les clients sur le volet, ainsi que comprendre les enjeux et déterminer s’ils cadrent avec le type de clientèle que recherche Slaters.

Car la firme est très sélective quant au type de clients qu’elle représente — une proportion importante des demandes initiales qui lui sont présentées sont écartées. Slaters prend aussi l’analyse des données très au sérieux; les clients potentiels sont segmentés en fonction de plusieurs facteurs comme l’âge, l’emploi ou le lieu de résidence. Mieux comprendre leurs besoins permet une meilleure offre de produits juridiques.

Cette utilisation des données permet aussi de mieux élaborer la grille d’honoraires. Slaters facture des honoraires fixes pour une vaste portion de ses services, et il importe dès lors de non seulement bien choisir les clients, mais aussi d’établir sa facturation de manière adéquate.

Non sans rappeler les stratégies déjà employées par plusieurs entreprises canadiennes, le département des technologies s’intègre aux processus d’affaires de la firme. « Nous voulons d’abord créer les meilleurs processus commerciaux et le meilleur flux de production », m’a expliqué Jonathan Pangrazio, chef du groupe des technologies. « Ensuite, nous bâtissons le département en fonction de ces processus. Notre objectif est d’être l’entreprise de services juridiques la plus technologiquement compétente au monde. » Combien de firmes canadiennes disent la même chose?

Le bureau de Melbourne de Slaters se dirige progressivement vers un concept à aires ouvertes, bien que pour l’instant, les avo­cats travaillent toujours dans des bureaux fermés. Alors qu’on visitait les locaux, j’ai été frappé par le peu de discussions que nous avons eu sur de grands sujets de droit. Si j’avais été dans une firme canadienne, on m’aurait fait visiter le département du droit commercial et on m’aurait parlé de l’importance de toutes les transactions dans lesquels il est impliqué, on m’aurait ensuite présenté puis les avocats de litige et leurs clients prestigieux, puis les avocats célèbres dans leurs bureaux de coin, etc. Chez Slaters, on met l’accent sur le bon fonctionnement d’une entreprise de services juridiques. On s’attend tout simplement à ce que de bons services soient la norme.

Les avocats ne deviennent pas pour autant accessoires. Mais l’époque où vous pouviez simplement facturer des heures démentielles pour devenir associé est révolue — parce qu’il n’y a pas de poste d’associé. Les avocats sont promus et récompensés en utilisant un « pointage équilibré », une approche qui combine la performance financière (celle de la firme et de l’avocat) et les contributions à la marque et la mise en marché, à l’intégration et la supervision de collègues et au développement intellectuel de la firme (c.-à-d. la gestion des connaissances).

Le type de carrière qu’on peut avoir au sein de Slaters varie en fonction de la volonté et des compétences de chaque avocat. Le directeur général Andrew Grech explique : « On ne passe pas à travers un avocat puis un autre. Nous préférons prolonger la carrière de ceux dans lesquels nous avons investi ». Dans plusieurs firmes, dit-il, « beaucoup de talent se perd en cours de route, alors nous avons un certain nombre de rôles différents à jouer au sein de Slaters. En gros, nous avons remédié à ce que nous n’aimions pas au sein des firmes traditionnelles ».

Ce qui distingue aussi Slaters est la manière dont l’entreprise est gérée — il n’y a pas de hiérarchie pour les bonnes idées. « On évalue les idées au mérite, explique Me Grech, et non en fonction de qui l’a proposée et notre conseil d’administration apporte une dimension rafraîchissante en terme de prise de décision et de stratégie. » La peur de l’échec ne semble pas faire partie de la culture de Slaters. « Si vous n’essayez pas constamment de nouveaux moyens de faire des affaires, alors vous ne faites pas assez d’effort », dit Me Grech.

L’équipe de direction de la firme comprend aussi que les investisseurs préfèrent minimiser les risques et maximiser les gains. Le résultat est que Slaters est bâti sur deux principes très simples qui sont étrangers aux pratiques traditionnelles. « Nous n’avons pas de grandes vedettes ici qui peuvent vous tenir en otage », dit Me Grech, et la firme n’est pas dépendante d’un ou d’un petit nombre de clients. « Le résultat est que nous avons peu de risques au niveau de la clientèle et des avocats. »

Et les investisseurs apprécient certainement les retours qu’ils obtiennent jusqu’ici. En mai 2007, la firme était listée avec une valeur initiale d’action d’un dollar australien. La valeur a rapidement monté à 1,32 $ le jour de l’ouverture. Et à la mi-décembre 2013, l’action était cotée à environ 4,30 $.

Alors, comment faire fonctionner une firme?

Dans le tramway en retournant à mon hôtel, il m’a semblé que les leçons à tirer de mon expérience chez Slater & Gordon pour les firmes qui veulent attirer des investisseurs sont :

1. Concentrez-vous sur les processus
2. Investissez dans un département des technologies qui supporte ce processus
3. Prolongez et donnez des carrières variées aux employés dans lesquels vous avez investi
4. Retirez les risques associés aux clients
5. Retirez les risques associés aux avocats
6. Créez une expérience unique
7. Adoptez une culture d’innovation constante

Tout ceci ne vient peut-être pas naturellement pour la plupart des avocats canadiens qui continuent à croire qu’une pratique qui a du succès ne peut que reposer sur des services juridiques de qualité.

La même approche peut-elle être adoptée par des firmes qui ne sont pas intéressées à attirer des investisseurs?

Pourquoi pas?