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Accessibilité : le grand écart

Le travail bénévole compte parmi les grandes traditions de la profession d’avocat. Mais est-ce le meilleur moyen de répondre aux besoins juridiques essentiels des gens?

Dennis O’Connor Q.C., Pro Bono Canada, Borden Ladner Gervais
Dennis O’Connor Q.C., Pro Bono Canada, Borden Ladner Gervais, Toronto Photographie par Paul Eekhoff

Le jour avant sa comparution en cour, un père monoparental sans le sou demanda : « Y a-t-il en Nouvelle-Écosse des avocats qui acceptent des causes à titre bénévole ? » On l’avait informé, erronément, qu’il était interdit de comparaître sans avocat.

« Ce concept existe-t-il toujours ? »

Cet appel à l’aide, affiché sur le site justanswer.com, résume bien les deux grands pro­blèmes des services juridiques bénévoles. D’abord, il n’y a guère de cohérence dans l’offre, partout au pays. Et même quand les services sont dispo­nibles, les gens ne savent pas où les trouver, particulièrement dans les Maritimes, au Manitoba et dans les territoires, qui n’ont pas d’organisation pro bono. Ou peut-être ne trouveront-ils pas d’avo­cats avec l’expertise dont ils ont besoin.

La plupart des avocats, à un moment donné, feront du travail bénévole : pour promouvoir une cause qui leur est chère; pour l’avancement de leur carrière; par sens du devoir ou simplement pour la satisfaction personnelle que procure le bénévolat.

Les régimes juridiques canadiens comptent sur le sens du devoir des avocats. Redonner à la collectivité par des services pro bono contribue à réduire l’écart entre l’admissibilité à l’aide juridique et la capacité de se payer les services d’un avocat.

Cet écart pourrait en étonner plusieurs : en Colombie-Britannique, Access Pro Bono a rendu service à 20 000 clients l’an dernier, offrant des conseils juridiques gratuits à 14 000 d’entre eux. Ses 13 000 membres ont travaillé en moyenne 41 heures à titre gracieux. Pro Bono Law Ontario a aidé 14 972 personnes, des petites créances à la Cour suprême. Ce n’est qu’une petite fraction de la clientèle d’un million de personnes d’Aide juridique Ontario, mais quand même un nombre appréciable.

Le rapport Justice pour tous de l’ABC, publié l’an dernier, reconnaît le caractère incontournable du bénévolat dans nos systèmes de justice, mais ne croit pas que les besoins juridiques essentiels des individus doivent reposer sur des ser­vices gratuits.

Selon Trish Hebert, avocate au cabinet Gordon Zwaenepoel, à Edmonton, et membre du Comité d’accès à la justice de l’ABC, les écarts en matière d’accessibilité doivent être comblés de façon plus durable.

« Nous avons besoin d’un financement suffisant pour un régime public de services juridiques, notamment pour les besoins juridiques essentiels et spécialement pour les gens qui ne peuvent se payer des ser­vices juridiques privés — et ce sont là d’assez grandes catégories. »


Michèle Moreau, Institut canadien d’administration de la justice
Crédit: Pierre-Louis Mongeau

La cohérence et la fiabilité des services offerts font partie des enjeux. Les gens à faibles revenus savent qu’ils peuvent avoir recours à l’aide juridique — les régimes sont responsables, transparents, organisés, quelles que soient leurs déficiences. Mais qu’en est-il des gens inadmissibles à l’aide juridique?

« Nous ne voulons pas que ces gens soient obligés d’aller frapper aux portes des cabinets et demander : pouvez-vous m’aider sans frais? Ce type de programme serait très peu fiable et insoutenable », ajoute Trish Hebert.

Sans programme officiel de services bénévoles, l’accessibilité est par définition disparate, parce que les individus se portent volontaires selon leur disponibilité. Les gens qui ont besoin d’aide juridique ont besoin d’un programme qui ne dépende pas de leur lieu de résidence ou de leur réseau de contacts, de leur connaissance d’un projet pilote approprié ou du bon cœur d’un avocat dans son temps libre… Ils recherchent quelque chose de plus systémique et fiable — un moyen durable d’offrir ces services.

Si les gouvernements voulaient financer plus de services essentiels au moyen de l’aide juridique, la communauté pro bono accueillerait telle initiative les bras ouverts, déclare Dennis O’Connor, c.r., ancien juge de la Cour d’appel de l’Ontario et avocat au cabinet Borden Ladner Gervais. Ayant dirigé les enquêtes sur Maher Arar et la tragédie de Walkerton, l’ancien juge O’Connor est maintenant administrateur de Pro Bono Canada, un organisme de bienfaisance qui fait la promotion de l’action bénévole. « S’il y a croissance de l’aide juridique, nous pourrions orien­ter les services bénévoles là où les besoins sont les plus grands — et tous ceux qui connaissent bien les systèmes actuels de justice savent qu’il y n’a aucune pénurie de besoins. Si tous les besoins étaient comblés, tout irait bien… mais cela n’arrivera probablement pas de mon vivant », ajoute Me O’Connor.

« Je ne crois pas qu’il soit réaliste de penser que demain ou dans un proche avenir, les gouvernements diront : Voilà, nous nous engageons à offrir l’aide juridique dans les causes civiles à tous ceux qui sont incapables de se payer les services d’un avocat. Cela n’arrivera pas. »

Michèle Moreau, directrice générale de l’Institut canadien d’administration de la justice, ancienne directrice exécutive de Pro Bono Québec et présidente actuelle de la division québécoise de l’ABC, s’inquiète du caractère disparate des services juridiques bénévoles, mais encore plus du fait que la population ne les connaît pas.

« La principale difficulté avec le bénévolat ne tient pas au fait d’être bénévole. C’est que les gens qui en ont vraiment besoin ne savent pas qui aller voir. Si votre histoire est captivante… Je vous assure que je n’ai jamais vu un avocat refuser un défi semblable », affirme Me Moreau.


Jamie Maclaren, Access Pro Bono Society of BC, Vancouver
Crédit: Venturi+Karpa

Le système actuel, face à un nombre croissant de justiciables qui se défendent sans avocat, risque bientôt d’éclater, craint -elle. Elle reste cependant optimiste parce que des groupes s’orga­nisent, fixent des objectifs atteignables et travaillent ensemble à leur réalisation.

« Bien des gens se rallient à l’idée que nous devons agir, qu’il ne suffit plus d’en parler ou d’assister à de belles conférences où l’on se demande quoi faire… Le temps est aux actions concrètes. »

Jamie Maclaren, directeur exécutif d’Access Pro Bono de Colombie -Britannique, reconnaît qu’en organisant des services bénévoles, les avocats permettent aux gouvernements de ne pas avoir à financer des services juridiques essentiels. Mais, selon lui, les gouvernements n’assureraient pas davantage ces services si les avocats retiraient leur offre de services bénévoles.

« Si ces gens ne se présentent pas à nos cliniques, s’ils ne nous demandent pas d’aide, ou de les représenter, ils resteraient inconnus des gouvernements ou des gens qui cherchent à amé­liorer l’accessibilité de la justice », dit-il.

« Nous estimons nos services bénévoles essentiels, mais cela étant dit, nous n’en faisons pas tant qu’advenant le retrait de nos services, les gouvernements s’apercevraient des besoins et se sentiraient obligés de financer l’aide juridique », ajoute Me Maclaren. Il note à l’appui que dans les provinces et territoires sans services bénévoles organisés, le financement de l’aide juridique n’est guère plus élevé. « On n’y voit qu’une population généralement moins bien desservie par les avocats. »

Il est d’avis qu’on pourrait créer un « joli partenariat public-privé au sein duquel des avocats bénévoles, par l’entremise d’organisations pro bono, prendraient la relève des avocats payés de l’aide juridique ». Parmi les autres enjeux clés de l’accès à la justice, Me Maclaren inclut l’éducation juridique publique, les modes alternatifs de règlement des différends, et « des réformes très dramatiques de nos systèmes de justice qui mettraient l’accent sur l’utilisateur ».

Trish Hebert note que l’ABC, dans ses politiques, appelle ses membres à travailler 50 heures par année sans frais. Mais simplement demander aux avocats de faire du bénévolat ne lui apparaît pas équitable. Le rapport Justice pour tous, note -t -elle, n’a pas été rédigé pour la seule communauté juridique; il vise un auditoire plus large, y compris les gouvernements.

« Nous n’allons pas suggérer que les avocats puissent résoudre le problème. Nous dirons cependant à tous ceux et toutes celles qui ont une part de responsabilité de l’assumer et de mettre le pied sur l’accélérateur. »