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Comment lutter contre les préjugés en milieu de travail juridique

Surtout, il faut diversifier les processus d’embauche et de mentorat.

Ranjan K. Agarwal, partner, Bennett Jones, Toronto

Lorsque la plupart des gens se font une idée des juristes qui travaillent dans les grands cabinets, ils se représentent des hommes blancs âgés de plus de 55 ans, ayant des cheveux poivre et sel et portant un chic complet à rayures. Un rapide survol des sites Web des cabinets confirme que cette image n’est pas si loin que cela de la réalité.

« C’est un problème bien réel », dit Sheel Chaudhuri, avocat dans le cabinet Clyde & Cie, qui siège au Comité consultatif de la diversité ethnoculturelle du Barreau de Montréal. Il représente en outre son cabinet auprès du projet Panorama du Barreau du Québec; projet qui vise à promouvoir la diversité au moyen du recrutement et de la rétention.

« Le droit est à la traîne derrière des professions telles que la médecine et le génie lorsqu’il s’agit de refléter la diversité canadienne », dit-il. « Du point de vue ethnique, culturel, racial et sexuel, la diversité n’est pas encore atteinte, et c’est quelque chose auquel le leadership doit s’intéresser davantage. »

Sur le plan moral, la profession est tenue d’y parvenir étant donné que les juristes ont un accès disproportionné au pouvoir et défendent la primauté du droit au sein de la société.

« Lorsque vous êtes investi de ce genre de responsabilité, il faut particulièrement s’assurer d’être aussi inclusif que possible face aux besoins mouvants de la population », selon Me Chaudhuri.

Si l’argument moral en faveur de la diversité n’atteint pas son but, l’argument économique, lui, devrait le faire. Les clients l’exigent de plus en plus, car leurs propres clients et effectifs ressemblent largement plus au reste de la société que les cabinets juridiques qu’ils engagent, dit Ranjan Agarwal, associé dans le cabinet Bennett Jones à Toronto.

« Si nous ne nous adaptons pas aux changements qui s’opèrent dans la société, nous risquons de perdre des clients », dit-il. « C’est important pour nos affaires. Des équipes diversifiées se traduisent par une résolution des problèmes plus créative. Nombreuses sont les recherches qui montrent que les équipes diversifiées produisent un meilleur résultat du point de vue du rendement financier. »

Maints cabinets possèdent des politiques sur la diversité et en parlent. Mais, pour aller au-delà de la rhétorique, la mesure la plus concrète est de diversifier le processus d’embauche, dit Me Chaudhuri, qui participe activement au recrutement au sein du cabinet Clyde & Co.

« Rien ne peut remplacer la présence, parmi ceux et celles qui examinent le curriculum vitae, de celui qui s’est déjà trouvé de l’autre côté de la table, de quelque communauté sous-représentée que puisse émaner la candidature. Cette personne comprendra mille fois mieux ce que vous vivez, vos antécédents et votre manière de voir le monde. »

Cela finira par se faire sentir dans le mentorat que ces juristes superviseront, ce qui revêt une grande importance étant donné le nombre de personnes de milieux diversifiés qui quittent les grands cabinets au bout de quatre à cinq ans. Eu égard à la culture restreinte à laquelle l’on s’attend fréquemment à ce qu’ils s’intègrent, ils peuvent finir par se sentir isolés et esseulés. Avoir des mentors et identifier des personnes qui ont déjà fait cette expérience peut vraiment aider à compenser cela.

C’est la raison pour laquelle Me Agarwal a adhéré à l’Association du Barreau sud-asiatique lorsqu’il est devenu associé en 2015. À l’époque, très rares étaient les associés sud-asiatiques dans les grands cabinets de Bay Street. Il en est devenu président. Au début de l’année, il a été élu au conseil d’administration de l’Association du Barreau de l’Ontario en qualité de deuxième vice-président, ce qui signifie qu’il sera à la tête de cette organisation en 2022. Il sera la première personne de l’Asie du Sud à le faire.

« Il est important que les jeunes juristes de l’Asie du Sud voient cela, car je suis convaincu de l’importance de l’exemple. Si vous pouvez voir quelqu’un assumer les fonctions auxquelles vous aspirez, alors, tout est possible pour vous. »

Maître Agarwal dit qu’il est également fondamental que la communauté juridique en général puisse constater la diversité au niveau des cadres supérieurs puisque cela « normalise notre place dans la profession ».

« Il n’y a pas si longtemps qu’entrant dans une salle d’audience, j’y étais le seul juriste appartenant à une minorité. La seule autre minorité était le greffier du tribunal. »

La pression pour mettre le changement en œuvre doit en partie inclure l’éducation pour que les gens comprennent qu’en vertu de leur éducation, de leur classe sociale, de la couleur de leur peau, et de leur sexe, ils jouissent d’un certain privilège, affirme Me Agarwal. Les dirigeants des cabinets doivent être totalement engagés envers la diversité et l’inclusion à tous les niveaux, pas seulement une question de recrutement ou une question d’affaires dans le seul but d’apaiser les clients qui les réclament.

Le changement exige en outre la transparence et un milieu dans lequel les juristes de toutes provenances peuvent discuter en toute quiétude des difficultés auxquelles ils sont confrontés.

« Je pense qu’en ce moment, il y a cette crainte que vos possibilités de promotion, de travailler sur des dossiers intéressants ou de travailler avec les mentors avec lesquels vous souhaitez travailler vont disparaître si vous sortez du rang et dites que vous avez été victime de préjugés inconscients, de microagressions ou de racisme pur et simple », dit Me Agarwal.

Les cabinets doivent vérifier les modalités de la répartition du travail et de la nomination à des équipes de clients, et savoir qui s’acquitte des tâches administratives dans un bureau car, dit-il, cela aussi peut être entaché de préjugés.

« Si le grand patron du cabinet ne sert de mentor qu’à des gens qui lui ressemblent, cela signifie que lorsqu’ils deviendront associés intermédiaires, ils vont aussi servir de mentors à des personnes qui leur ressemblent. Par conséquent, vous pouvez bien voir comment le flux des travaux peut contourner les groupes qualifiés désavantagés. »

Maître Agarwal admet qu’au départ, il n’avait pas réalisé que les personnes de l’Asie du Sud avaient des difficultés au sein de la profession. Ne portant ni turban ni barbe, il n’avait pas vécu ces difficultés. Cependant, avec le recul, il a malgré tout fait l’objet de microagressions, à savoir de la part de gens qui refusaient de prononcer son nom correctement, qui le confondaient avec d’autres juristes de l’Asie du Sud et avoir été qualifié de « vraiment bon Canadien » par un client, car il avait mentionné le hockey.

« Cela ne m’affecte que relativement peu », dit-il. « Toutefois, lorsque je pense à tout cela dans son ensemble alors que j’approfondis mes recherches en matière de discrimination et d’inclusion, je réalise que ce genre de chose peut causer un traumatisme profond chez certaines personnes. Cela peut les amener à éviter de saisir des occasions qui pourraient leur apporter le succès professionnel, car elles ne veulent pas s’exposer à ce genre de comportement. »

Né et ayant fait ses études ici et n’ayant aucun accent ni n’arborant aucun signe religieux manifeste, MAgarwal sait très bien qu’il jouit d’un privilège certain.

« Maintenant, changez les choses juste un tout petit peu et faites-moi porter un turban ou imaginez que je suis né en Inde... un minuscule changement et tout à coup, la différence entre cet homme et moi est énorme. Je ne peux qu’être empathique en pensant à ce qu’il doit endurer quotidiennement. »

Il dit qu’au fil de l’enracinement de la diversité dans les fonctions de direction, les gens oseront davantage s’exprimer, et ils auront plus d’alliés qui s’exprimeront en leur nom. Un miroir dans cet espace plus sûr aidera aussi l’avènement du changement.

« Je pense qu’un grand nombre de personnes seraient surprises d’apprendre que ce qui se passe autour d’elles dans leur milieu de travail, et les effets que cela a. »