Au-delà des heures facturables
Dans un secteur en proie à l’épuisement professionnel et à des carrières écourtées par une culture de la surcharge de travail, certains cabinets juridiques abandonnent les modèles d’affaires traditionnels
![Troy Baril, associé directeur et fondateur de Procido LLP (à gauche) avec l'associé fondateur Chad Eggerman et Aurra Sing, directrice de la bonne humeur](/MediaGallery/NM/NationalMagazine/Covers/2024/Procido-Picture-Desktop.jpg?ext=.jpg)
Le premier indice que la situation a changé chez Procido LLP pourrait être la toute pimpante Welsh Corgi Cardigan qui patrouille dans les couloirs du siège social à Saskatoon.
Elle s’appelle Aurra Sing. Elle accompagne régulièrement Me Troy Baril, associé-directeur et fondateur de Procido, qui l’a officiellement nommée « directrice de la bonne humeur ». Bien souvent, d’autres animaux de compagnie se joignent à elle pour améliorer l’ambiance au bureau.
« En fait, nous avons spécifiquement inscrit dans notre bail que nous pouvions amener des animaux domestiques habituels, car c’est important », explique Me Baril.
« Elle est entièrement libre de ses mouvements dans le bureau. Elle sait qui a des friandises et qui n’en a pas. La présence de chiens est bénéfique pour la santé mentale. Des études l’ont montré. »
En raison des rapports sur l’épuisement professionnel dans le secteur juridique et les carrières écourtées, Me Baril et Me Chad Eggerman, associé-fondateur, ont revu les modèles d’affaires traditionnels au sein de leur cabinet de service complet et basé sur l’infonuagique en pleine croissance. Le cabinet se spécialise dans le règlement des litiges commerciaux et le secteur de la construction, la gestion de projets, la propriété intellectuelle, le droit autochtone, la protection de la vie privée et la gouvernance.
« Des objectifs en matière d’heures facturables? Nous n’en avons pas! », peut-on lire sur le site Web de Procido.
« Nous recherchons des juristes qui font preuve de motivation et nous souhaitons les encourager et les aider à atteindre leurs aspirations, leurs buts et leurs objectifs. Notre expérience nous a appris que de telles personnes deviennent de meilleurs conseillers. »
Procido, créé en juin 2022, compte déjà plus d’une dizaine de juristes et 15 membres de personnel de soutien qui traitent des projets à travers le Canada pour des clients du monde entier. Le cabinet possède des bureaux à Toronto, Calgary et Winnipeg.
Le nom du cabinet vient du mot latin signifiant « effondrement ».
« Nous essayons de mettre à bas la hiérarchie de la prestation des services juridiques », explique Me Baril.
Procido met également l’accent sur des options de travail flexibles qui favorisent réellement l’équilibre vie professionnelle-vie privée.
« Il ne s’agit pas de langue de bois, du genre ’’Oui, nous y croyons, mais nous travaillons 15 heures par jour.’’ Cela se traduit également dans la manière dont nous fournissons des services juridiques à notre clientèle, en clarifiant précisément les coûts grâce à des taux forfaitaires, des honoraires fixes et un programme innovant d’honoraires annuels fixes par abonnement. »
Les clients peuvent payer un certain montant mensuel pour un travail précis. Cette approche correspond davantage à ce que Me Eggerman a vu lorsqu’il a exercé plusieurs années en Finlande.
Procido signifie également « frapper ».
« S’il a toujours sa place, le modèle des heures facturables est inefficace, et nous essayons donc de l’abolir », explique Me Baril.
Grâce à leur expérience d’associés dans des cabinets nationaux et régionaux de l’Ouest canadien, Mes Baril et Eggerman connaissent bien les difficultés d’une pratique privée plus traditionnelle.
Me Baril travaillait régulièrement environ 1 800 heures par an afin de devenir associé, mais les charges de travail harassantes ont fait des ravages.
« Dans notre profession, on s’attend à ce que l’on travaille 15 à 20 heures par jour et que l’on ne prenne pas de vacances », explique-t-il.
« Il n’y a aucune raison pour que notre profession ne reconnaisse pas que l’épuisement professionnel est une réalité et qu’elle n’en tienne pas compte. Les gens ont besoin de vacances. Les gens ont besoin de temps, pour prendre soin de leur santé physique et mentale, pour pouvoir prendre leurs distances. »
« Nous ne nous contentons pas de l’encourager, nous l’exigeons. »
Un rapport récent publié en tant que deuxième phase d’une étude nationale, Vers une pratique saine et durable du droit au Canada, a été comparé à un « appel à l’aide ».
La professeure Nathalie Cadieux, de l’Université de Sherbrooke, a dirigé ce projet de recherche quinquennal financé par l’Association du Barreau canadien, la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada et le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
Le premier rapport, publié en 2022, faisait état de taux alarmants de dépression et d’épuisement, ainsi que de consommation de substances pour y faire face.
Le rapport le plus récent comprend des entretiens avec des spécialistes du droit qui décrivent une culture omniprésente de surcharge de travail où demander de l’aide est considéré comme une faiblesse.
Me Janelle Anderson s’est jointe à l’équipe de Procido en 2023 en tant qu’avocate principale. Elle se spécialise dans la gouvernance, la conformité réglementaire et la gestion du risque juridique. Elle a travaillé dernièrement en tant que juriste d’entreprise pour une banque sous réglementation fédérale.
Mère d’un petit garçon, elle cherchait une occasion d’exercer son métier dans le cadre d’une pratique de bon droit tout en étant capable de s’occuper de sa famille et d’elle-même.
« J’hésitais à revenir au privé jusqu’à ce que je discute avec les fondateurs de Procido », explique Me Anderson.
Elle apprécie tout particulièrement leur engagement à créer une entreprise favorable à la vie de famille, qui encourage tant le travail au bureau qu’à distance, « compte tenu de l’exode massif des femmes après quelques années dans la profession. »
« À certains moments de la journée, je dois pouvoir aller chercher mon enfant à l’école ou le déposer à la garderie et adapter mon emploi du temps », explique Me Anderson.
« Cela ne veut pas dire que je ne suis pas au service de mes clients et de leurs besoins. C’est toujours une priorité, mais il y a beaucoup plus de flexibilité ici. »
Bien que la profession juridique ait évolué depuis la pandémie pour favoriser le travail à distance, les cabinets traditionnels exercent encore une forte pression, exigeant des juristes à leur emploi une complète disponibilité pendant des journées longues.
« Il faut être vu pour être considéré, pour profiter d’occasions et pour être soutenu », explique Me Anderson.
« Le discours sous-jacent est le suivant : ’’Si vous vous dévouez corps et âme et consacrez tout votre temps au cabinet, vous en serez récompensé et vous deviendrez associé.’’ »
Elle reconnaît à Procido cette capacité de voir ce que les juristes peuvent apporter à différents stades de leur vie, tout en jonglant avec d’autres exigences et d’autres centres d’intérêt.
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Me Brett Colvin savait qu’il en avait assez en 2019, après presque cinq ans de travail à raison de 12 heures par jour pour un grand cabinet juridique. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase, c’est lorsqu’un associé principal est entré dans son bureau, a fermé la porte et lui a dit : « Brett, vous pouvez continuer à avoir des idées, mais gardez-les pour vous! »
Me Colvin est aujourd’hui chef de la direction et cofondateur de Goodlawyer, basé à Calgary. Il s’agit d’un cabinet juridique qui propose une plateforme à distance mettant en relation les entreprises avec un réseau de juristes d’expérience. Au cours des cinq dernières années, ce réseau s’est enrichi de plus de 200 juristes dans tout le Canada.
« Il existe une énorme occasion de fournir des talents juridiques incroyables aux entreprises en expansion ou de taille moyenne qui ne sont pas prêtes à embaucher un ou une juriste à temps plein ou un juriste d’entreprise », explique-t-il.
Goodlawyer aide les juristes autonomes à développer leurs carrières à titre de juristes d’entreprise au rythme qui leur convient. C’est aussi l’occasion pour les membres de la profession qui éprouvaient un sentiment d’isolement de rejoindre une communauté en pleine croissance.
« Il est très encourageant de voir à quel point les juristes adoptent volontiers une vision différente du travail », souligne Me Colvin.
« Vous pouvez travailler deux ou trois jours par semaine, élever vos enfants et continuer à gagner beaucoup d’argent [tout en faisant] un travail très intéressant. »
Selon lui, le modèle des heures facturables récompense l’inefficacité tout en broyant les gens. Cela n’incite guère les associés principaux à changer le système ou à encadrer les jeunes juristes.
Quelle est la mission de Goodlawyer? « Il s’agit d’incarner la façon la plus souhaitable d’exercer le droit », assure Me Colvin.
« C’est une profession qui, à mon avis, devrait être beaucoup plus agréable à exercer, surtout à l’ère du numérique. »