Bousculer les vieilles habitudes
En cas de pandémie, il faut repenser aux façons traditionnelles de diriger un cabinet d’avocats.
Les vieilles habitudes ont la peau dure, même en cas de pandémie. Comme les autorités sanitaires pressent les gens de réfléchir à deux fois avant d’assister à de grands rassemblements et de surveiller leur hygiène personnelle afin de ralentir la propagation du nouveau coronavirus, également appelé COVID-19, les avocats apprennent comment ne pas se serrer la pince.
« Vous n’y pensez pas deux fois », mentionne Carissa Tanzola, une associée en droit du travail chez Filion Wakely Thorup Angeletti, à Toronto. « L’autre jour, je rencontrais un client et j’ai automatiquement tendu la main, sans même réfléchir. Le client s’est excusé, a dit qu’il préférait ne pas me donner une poignée de main, et tout à coup, c’était à mon tour de m’excuser ».
Toutes les entreprises doivent s’adapter en situation de pandémie, certaines plus que d’autres. Si vous dirigez une usine, vous pouvez imposer des mesures de confinement. Dans le cas d’une entreprise sur le Web, vous pouvez demander à vos employés de travailler à partir de la maison.
Si vous dirigez un cabinet d’avocats, surtout si ce cabinet fait affaire à l’étranger, votre réaction à la crise pourrait être un peu plus compliquée.
Une fois qu’une pandémie est déclarée par les autorités sanitaires, les choses changent pour les employeurs. Tout d’abord, les règles en matière de protection de la vie privée des employés peuvent changer. « Les préoccupations relatives à la santé publique peuvent avoir préséance sur la protection de la vie privée lorsqu’il y a un risque grave de maladie hautement contagieuse dans une collectivité », indique le guide des ressources à l’intention des employeurs : Les pandémies et les milieux de travail.
Lors d’une pandémie, les employeurs veulent savoir s’ils auront suffisamment d’employés pour pouvoir faire fonctionner leur entreprise. Et si un employé du bureau pourrait contaminer tout le monde. Normalement, le fait de recueillir ces renseignements détaillés irait à l’encontre des lois provinciales et fédérales en matière de protection des renseignements personnels, mais en cas de pandémie, ces droits à la vie privée doivent être soupesés en fonction de l’obligation de l’employeur d’offrir un milieu de travail sécuritaire.
« De façon générale, un employeur ne peut pas légalement obliger un employé à divulguer son diagnostic et d’autres renseignements médicaux », a déclaré Darryl Hiscocks, un avocat spécialisé en droit du travail chez Torys. « Dans certains cas, un employé peut être contraint de fournir de tels renseignements, notamment lorsque l’employé pourrait compromettre la sécurité de ses collègues. Dans le contexte actuel, un grand nombre d’employeurs voudront probablement être fermes à ce sujet ».
Le rapport de 2019 intitulé Protection de la vie privée en cas de pandémie du Commissariat à la protection de la vie privée indique que les employés ne sont pas tenus de fournir des renseignements personnels pour aider les employeurs à planifier en cas de pandémie, et que lors d’une pandémie, les « directeurs ne devraient recueillir que les renseignements de base à fournir pour l’élaboration du plan d’affaires ».
Le Commissariat à la protection de la vie privée indique que lorsque les autorités sanitaires déclarent une urgence sanitaire, les employeurs peuvent exiger la collecte et la divulgation des renseignements personnels des employés. « Les lois sur la protection de la vie privée du secteur privé n’entraveraient pas le travail des responsables de la santé publique à cet égard ».
En règle générale, les employés ont le droit de refuser un travail qu’ils jugent dangereux. Ce droit peut englober le refus de travailler dans un bureau où ils pourraient être exposés à un virus pandémique, mais il n’est pas absolu. Au cours de l’épidémie de SRAS en 2003, les employés travaillant à l’aéroport Pearson affirmaient que leur milieu de travail les exposait à un risque. Leurs prétentions ont été rejetées, principalement parce que les tribunaux ont conclu qu’aucun élément de preuve n’établissait qu’ils faisaient face à une exposition accrue au virus.
Ryley Mennie, directeur au sein du cabinet d’avocats Miller Titerle + Company à Vancouver, soutient qu’un employé peut refuser de travailler avec une personne dont on sait qu’elle a été exposée au virus et qui n’a pas passé sa période de quarantaine. Toutefois, le nouveau coronavirus d’origine chinoise suscite déjà des manifestations de rejet fondées sur la race. Il a donc affirmé que les employeurs doivent se montrer vigilants.
« Les préjugés raciaux liés à ce virus ne tiennent pas », affirme-t-il. « Les employeurs doivent éviter soigneusement de prendre des mesures en fonction des origines raciales ou du pays d’origine de l’employé ».
Les employeurs doivent également faire attention au congédiement déguisé. Le fait de contraindre les employés à s’isoler sans recevoir de salaire pourrait donner lieu à des poursuites, à moins que le risque soit suffisamment élevé pour convaincre l’employeur que la solution de rechange pourrait être bien pire. Encore une fois, il est important pour les employeurs de tenir compte du contexte, qu’il s’agisse ou non d’une pandémie ou d’une urgence de santé publique.
« Par exemple, un employé rentre d’un pays jugé à haut risque, comme l’Iran, et présente des symptômes de la maladie. Ce pourrait être le cas lorsque l’employeur tente sa chance (en congédiant cette personne de façon déguisée) », ajoute Me Hiscocks.
« Cela dépend de la prudence exercée dans le milieu de travail lors de la mise en place d’un plan de lutte contre la pandémie », souligne Me Tanzola. « Il est possible d’intenter des poursuites si les mesures de l’employeur équivalent à un congédiement déguisé ».
Les cabinets d’avocats peuvent s’attendre à faire face à des situations auxquelles les employeurs ne seront pas tous confrontés, parce que la majorité des cabinets reposent sur la communication directe avec le public.
Au fur et à mesure de l’évolution de la crise, de plus en plus de cabinets pourraient commencer à prendre des mesures visant à réduire les contacts de personne à personne, en annulant des réunions, en restreignant l’accès du public aux bureaux et en utilisant des technologies de travail à distance pour inclure non seulement les conférences, mais également les rencontres avec les clients.
« Le problème auquel font face les cabinets d’avocats est qu’ils sont axés sur le client », soutient Me Tanzola. « Ils ont des contacts réguliers avec les gens, dans leurs bureaux et à la Cour. Ils doivent donc réfléchir sérieusement à la façon de maintenir leurs niveaux de service tout en protégeant leurs employés ».
La plupart des gens ne remarqueront pas une grande différence dans la manière dont les cabinets d’avocats assurent les services à la clientèle, jusqu’au moment où des mesures de contrôle du virus commencent à paralyser certains aspects du fonctionnement des salles d’audience. Le système judiciaire tentera d‘éviter de retarder les procès le plus longtemps possible afin d’éviter de gonfler l’arriéré. Cependant, les nombreuses activités d’un palais de justice peuvent être gérées par téléconférence.
« Ce n’est sûrement pas l’idéal », selon Me Tanzola. « Lorsque vous interrogez des témoins, par exemple, c’est beaucoup mieux d’être en leur présence, mais je constate certainement que les tribunaux tentent de minimiser le risque d’exposition ».
Tous les cabinets d‘avocats demandent à leurs employés de voyager de temps à autre. Certains cabinets canadiens font beaucoup d’affaires à l’étranger et ont des bureaux dans des pays étrangers. Ces cabinets font face à un double défi : répondre aux besoins des clients tout en assurant la sécurité de leur personnel, tant au Canada qu’à l’étranger.
Quelles sont les responsabilités d’un cabinet envers les membres de son personnel qui travaillent ou se rendent dans des pays étrangers où la COVID-19 constitue une grave menace? Selon Me Hiscocks, ces responsabilités pourraient être assez vastes et comprendre l’obligation d’évacuer les personnes prisonnières d’une zone où sévit une épidémie.
« J’ai eu le cas d’un employé qui voyageait pour le travail et qui, à l’étranger, a contracté une maladie transmissible. Il a été hospitalisé et a failli mourir », a déclaré Me Hiscocks. « J’étais d’avis que (l’employeur) avait l’obligation de prendre soin de l’employé et de le rapatrier.
Dans le contexte actuel, les employeurs canadiens dont les employés se déplacent à l’étranger dans des pays à risque élevé de contracter la COVID-19 doivent prendre ces questions très au sérieux, et notamment déterminer si ces employés devraient rentrer au Canada […] ».
Les autorités locales sont toutefois responsables de ralentir la propagation du virus, ce qui signifie qu’elles peuvent décider si les ressortissants étrangers qui travaillent ou se rendent dans une zone à risque sont autorisés à partir.
« Si vous avez un bureau en Chine, par exemple, les lois de cet endroit s’appliquent », a indiqué Me Tanzola. « Vous devez être au courant des déclarations des autorités. Faut-il évacuer les lieux? Des mesures de confinement pourraient être décrétées dans la région, auquel cas vos employés seraient tenus de s’y conformer.
Ce qu’il faut faire dans de pareils cas, au-delà des exigences locales, est plus une question d’affaires qu’une question de droit ».