Le retour au bureau, ça se prépare
Risquant l’épuisement par l’effacement des frontières entre vie privée et vie professionnelle, de nombreux juristes attendent avec impatience le retour à la normale. Pour ainsi dire…
À l’aube de la pandémie, Jeffrey R. Burgess et sa conjointe ont pris le chemin du télétravail, tandis que leurs enfants faisaient leurs classes à distance.
« L’expérience a été, disons, pour le moins intéressante, rapporte Me Burgess, avocat d’affaires de Saskatoon. Au cours des six ou sept premiers mois, je travaillais de chez moi, complètement à l’étroit; tout était entassé dans un rayon de cinq pieds : imprimante, lecteur optique, écrans supplémentaires, boîtes de dossiers, fournitures, chèques en fiducie, livres comptables… »
Max Wolinsky, avocat d’affaires et associé directeur général chez Murphy & Company, une société vancouvéroise, dit que beaucoup de juristes ont eu ce genre de difficultés à s’adapter au travail de la maison.
« Le travail de juriste en temps de pandémie s’est avéré un véritable casse-tête, commente-t-il. Je crois que si la majorité des juristes vous répondent honnêtement, beaucoup vous diront qu’ils se sentent au bout du rouleau après une année pénible. »
Même avant le confinement, ils travaillaient de longues heures et avaient du mal à empêcher leur carrière d’envahir leur vie privée, rappelle Me Wolinsky.
« Quand ils ont été forcés de travailler de chez eux et de limiter leurs déplacements, ils ont trouvé plus difficile que jamais de prendre du temps pour eux ou des vacances, poursuit-il. C’est une source de stress cumulatif chez les juristes. »
Il y a toutefois de bons côtés. Greg Allen, associé chez Allen McMillan, une société de Vancouver, raconte que le travail à distance a d’abord exigé de gros efforts d’adaptation pour les audiences en ligne, les interrogatoires et les rencontres avec les clients. Mais il a fini par en aimer les avantages. « Une fois prises mes nouvelles habitudes, j’ai commencé à aimer travailler uniquement de chez moi, à distance », raconte Me Allen, avocat plaidant en droit civil et commercial. « J’ai plus de temps avec ma douce moitié. Et fini les bouchons de circulation. Je trouve très agréable d’être dans mon bureau chez moi plutôt qu’au cabinet. »
Désormais, Me Allen travaille principalement de la maison, se rendant au bureau une fois par semaine. Il prévoit toutefois faire le déplacement trois jours par semaine lorsqu’il sera complètement vacciné.
« Nous avons toujours eu soin d’être très flexibles pour nos juristes, mais je crois que nous étions prisonniers de la mentalité voulant que le personnel de soutien travaille toujours au bureau, relate Me Allen. La pandémie nous a appris qu’un assistant juridique ou un parajuriste n’est pas obligé d’être au bureau pour accomplir ses tâches. Tout le monde travaille de la maison depuis plus d’un an et offre un rendement excellent. Je crois que notre flexibilité pour nos employés est passée au niveau supérieur et que nous allons tâcher de la maintenir pour nos juristes. »
Aspects avantageux pour les affaires
En tant qu’avocat d’affaires à Saskatoon, Me Burgess constate que la pandémie a aussi été bénéfique pour son cabinet. « Le tsunami appelé COVID a mis en pause toutes les transactions, raconte-t-il. Du jour au lendemain, tout le monde a décidé de s’arrêter : annulation de projet, décision de ne pas acheter ou vendre un commerce ou une entreprise, etc. Mais le vide a été comblé pendant les premiers mois : des clients anxieux se sont mis à nous appeler pour nous demander conseil, désireux de savoir comment s’occuper de leurs employés ou opérer la transition de leur entreprise pendant cette pandémie, ou d’en savoir plus sur les derniers programmes de soutien offerts par l’État. »
Me Burgess estime que son cabinet a été exceptionnellement chargé de travail depuis l’automne 2020, à tel point qu’il prévoit d’augmenter son effectif.
« C’est un peu comme boire l’eau d’une borne-fontaine », illustre-t-il.
D’après James Struthers, un avocat exerçant à Vancouver, la pandémie a révolutionné la pratique du droit. Au début, il travaillait de chez lui pour un grand cabinet. Quelques mois plus tard, il a quitté son emploi pour démarrer sa propre société, Macusha Law Corporation, qu’il décrit comme « un cabinet électronique par défaut ».
« Ce ne serait jamais produit sans la pandémie, observe celui que se spécialise en droit des sociétés, en droit commercial et en droit immobilier. Nous autres juristes éprouvons une crainte viscérale de ne pas être capables de faire notre travail sans avoir pignon sur rue, sans avoir un lieu d’affaires ou sans être là en permanence. »
Me Struthers est d’avis qu’après avoir vu tout le monde s’adapter, du système judiciaire jusqu’au bureau d’enregistrement, on sait que jamais rien n’est coulé dans le béton.
« Ce qui s’est passé est à la base de ce virage dans notre pratique du droit, et je crois que ce changement n’a rien de temporaire. »
Virage technologique et modèles hybrides
Par ailleurs, Me Struthers a fondé 253 Columbia, entreprise baptisée d’après son adresse vancouvéroise, où les juristes peuvent louer des postes de travail privés, des salles de réunion et des services de bureau. « Le but, explique-t-il, est d’offrir un centre permettant de faire des économies aux juristes qui ont besoin d’un espace d’affaires seulement une partie du temps. 253 Columbia, c’est la vision d’un monde où l’on n’est pas obligé d’avoir des bureaux permanents, mais où tout est là quand il le faut. »
Le passage accéléré aux nouvelles technologies dans la profession juridique, c’est le bon côté de la pandémie selon Me Wolinsky, qui ajoute que ce virage aurait dû se faire « il y a des années ».
De son côté, Me Burgess prévoit de miser sur la technologie vidéo dans sa pratique, même s’il souffre quelque peu de la fatigue Zoom. « Le son nous donne du fil à retordre; on oublie de le désactiver, puis de le réactiver, souligne-t-il, mais à tout prendre je vais certainement continuer avec Zoom et Teams pour les consultations et les communications de routine, car c’est efficace pour gérer l’horaire. »
Au bout du compte, conclut Me Struthers, « il est plus facile de gérer la charge de travail depuis un seul endroit [...] Vous pouvez organiser une réunion d’un clic de souris. Nul besoin de se déplacer. Tout le temps épargné peut être consacré à d’autres tâches juridiques ou à du travail non facturable, voire bénévole. »