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Rééduquer les facultés de droit

Si les opinions des observateurs divergent quant à la manière dont l’IA façonnera à terme la profession juridique, tous s’entendent sur un point : l’éducation, la formation et le processus d’octroi de licences doivent changer pour rester en phase avec l’évolution de la profession

Flavelle House at the University of Toronto Faculty of Law
Maison Flavelle à la Faculté de droit de l'Université de Toronto iStock/Anne Czichos

Examiner des documents et saisir des données dans des feuilles de calcul faisait partie du quotidien de Zeynab Ziaie Moayyed lors de son stage au sein d’un cabinet de Bay Street il y a plus de 15 ans.

C’était le genre de tâches répétitives qui a longtemps servi de formation pour les jeunes juristes. Alors que la technologie n’a cessé de remodeler ce rite de passage, l’intelligence artificielle générative a provoqué un changement tectonique.

Les tâches de base qui prenaient autrefois des semaines ou des mois peuvent désormais être effectuées à une vitesse fulgurante.

Les opinions des observateurs juridiques divergent quant à la manière dont l’IA façonnera à terme la profession, mais tous s’entendent sur un point : l’éducation, la formation et le processus d’octroi de licences doivent changer.

« L’effet boule de neige a déjà commencé à se faire sentir. Et ce n’est que le début », dit Me Moayyed, juriste spécialisée dans l’immigration au sein du cabinet Visa Law Group PC à Toronto, qui s’exprime fréquemment sur l’IA.

À l’avenir, les jeunes juristes et les juristes chevronnés devront posséder « les compétences nécessaires pour analyser les technologies et prendre des décisions à leur sujet, notamment concernant leurs risques et leur potentiel. »

« Posséder des compétences technologiques constitue désormais un devoir éthique », dit-elle.

Me Moayyed teste régulièrement de nouveaux produits (sans jamais utiliser les données réelles de ses clients) qui prétendent offrir des capacités de recherche juridique de plus en plus sophistiquées grâce à l’IA.

Sa conclusion?

« La technologie n’est pas encore rendue là, avoue-t-elle. Ces outils vous donneront éventuellement des réponses qui, si vous avez de la chance, déboucheront sur une affaire réelle », mais ces références peuvent manquer de pertinence ou être tout simplement erronées.

« En tant que praticienne, je dois être en mesure de procéder à une telle évaluation avant d’utiliser l’outil dans le cadre d’un dossier juridique réel. »

Au Canada comme aux États-Unis, l’IA a été accusée d’être à l’origine d’hallucinations ou de fausses soumissions de jurisprudence.

Certaines personnes soucieuses de la protection de leur vie privée demandent aux cabinets juridiques d’éviter d’utiliser l’IA dans leurs dossiers. D’autres souhaitent qu’elle soit utilisée afin d’optimiser l’efficacité et de réduire les coûts.

Me Moayyed utilise l’IA pour résumer des documents qui ne contiennent aucune information sur sa clientèle et générer des documents internes, notamment des procédures opérationnelles normalisées.

Elle pense que les facultés de droit, qui mettent traditionnellement l’accent sur les compétences analytiques, auront besoin de composantes plus pratiques pour explorer l’IA.

« Il est préférable de développer ces compétences dans un environnement sécurisé au sein d’une université plutôt que dans le cadre de sa pratique. »

« Il faut opérer un changement réel et rapide »

Jordan Furlong, qui conseille des organisations juridiques au Canada et aux États-Unis dans le cadre de son travail de consultant pour Law21, à Ottawa, appelle à une révision complète du système de formation des juristes.

Selon lui, l’octroi de licences aux diplômés et diplômées avant l’acquisition de leurs pleines compétences représente un défi croissant, car la technologie absorbe de plus en plus de tâches que les jeunes juristes apprennent normalement dans le cadre de leur travail.

« C’est un accélérateur d’une grande partie du travail que les juristes effectuaient traditionnellement sur la base d’une facturation à l’heure. »

De plus, l’IA évolue si rapidement qu’il est impossible de savoir quel sera son impact dans un, deux, voire dans cinq ans.

Me Furlong estime que les facultés de droit, les organismes de réglementation et les cabinets juridiques auraient dû collaborer bien avant.

« Je souhaite que ces parties s’entendent et réalisent qu’il faut opérer un changement rapide et réel », dit-il.

« À quoi ressemblerait une approche axée sur la classification pour reconfigurer l’enseignement juridique en vue de l’avenir? »

L’aspect humain de la profession juridique, qui demande de gagner et de conserver la confiance de la clientèle, d’écouter avec empathie et d’établir des relations, est souvent « négligé » dans les facultés de droit. Ces notions seront encore plus essentielles si l’IA réduit le besoin d’acquérir des compétences en documentation, en édition et dans d’autres domaines.

« Les relations avec la clientèle sont des relations humaines, auxquelles s’ajoutent vos obligations déontologiques et fiduciaires et votre capacité à fournir une assistance et des conseils. C’est ainsi que je vois évoluer la profession juridique dans un avenir très proche », explique Me Furlong.

« Je pense que c’est bien mieux que tout le travail de rédaction à l’heure que nous avons, moi et tant d’autres juristes, dû effectuer. Cela permet de s’éloigner des livres et de se rapprocher des gens. »

Il souhaiterait également que les voies d’accès à la profession soient plus diversifiées, car « les voies institutionnelles sont devenues trop nombreuses, trop longues et extraordinairement coûteuses. »

Si les élèves auront toujours besoin d’une base éducative en matière de principes juridiques, « personne ne dit qu’elle doit provenir d’une faculté de droit. »

Peu d’élèves de première année sont en mesure d’utiliser efficacement l’intelligence artificielle générative

Benjamin Perrin, professeur à la faculté de droit Peter A. Allard de l’Université de Colombie-Britannique, dirige l’initiative UBC AI & Criminal Justice.

Selon lui, la première journée d’orientation devrait présenter les politiques de la faculté de droit limitant la façon dont les élèves peuvent utiliser l’IA, ainsi que leurs responsabilités éthiques et juridiques.

Le professeur Perrin a été surpris de constater que très peu d’élèves de première année sont capables d’utiliser efficacement l’intelligence artificielle générative.

« On part du principe que la nouvelle génération de juristes maîtrisera l’IA et qu’elle entraînera les entreprises dans son sillage, explique-t-il. Mais je ne pense pas que ce soit le cas. C’est une constatation intéressante. »

Les programmes de recherche et de rédaction juridiques demeurent cruciaux, mais au-delà de ceux-ci, « nous devons envisager d’intégrer les enjeux, les sujets et les outils liés à l’IA dans l’ensemble du programme d’études. »

En février, la faculté de droit de l’Université Case Western Reserve de l’Ohio est devenue la première aux États-Unis à exiger que l’ensemble des élèves en première année de droit obtiennent une certification en matière d’IA juridique.

Le programme vise à fournir une expérience pratique des outils juridiques alimentés par l’IA tout en explorant l’évolution du paysage réglementaire, les considérations déontologiques et l’avenir de la technologie juridique. Il est essentiel de reconnaître que l’IA n’est pas près de disparaître et que les écoles et les facultés ne rendront pas service aux élèves en évitant le sujet.

Les établissements canadiens n’ont pas d’exigences similaires, mais l’Université Queen’s et la Faculté de droit l’Osgoode Hall proposent des cours facultatifs. Cela dit, les panélistes d’une récente conférence à la Faculté de droit Osgoode Hall ont clairement indiqué que l’IA nuira au système juridique canadien au lieu de l’aider si elle n’est pas soigneusement réglementée et si les élèves ne reçoivent pas une formation adéquate en la matière.

Bien que le professeur Perrin considère que la technologie offre un potentiel immense pour accroître l’efficacité et l’accès aux services juridiques, il se méfie de la « déqualification » qu’elle pourrait entraîner. Un exemple est la tentation de s’appuyer sur des résumés jurisprudentiels plutôt que de lire les jugements, qui regorgent de nuances et de raisonnements essentiels, dans leur entièreté.

« Cela pourrait conduire à une plus grande stupidité parmi les juristes, pour être tout à fait franc. »

Les praticiens sagaces continueront à lire les jugements et utiliseront peut-être un outil d’intelligence artificielle sécurisé pour créer une première version d’une demande ou d’une requête qui pourra ensuite faire l’objet de références croisées pour en vérifier l’exactitude.

« Les juristes qui utilisent efficacement l’IA peuvent considérablement accroître leur productivité et obtenir de meilleurs résultats pour leur clientèle », affirme M. Perrin.

N’ayez pas peur de la technologie

Le juriste Mark Doble est cofondateur et chef de la direction d’Alexi, une plateforme de gestion des litiges qui offre des outils particuliers pour tout ce qui touche à l’examen des preuves et des documents, à la recherche et à la gestion du flux de travail. La société torontoise compte parmi sa clientèle nord-américaine de grands cabinets, notamment Osler, Hoskin & Harcourt S.E.N.C.R.L./s.r.l.

Me Doble reconnaît que les juristes qui utilisent au mieux la technologie offrent des solutions plus efficaces et plus accessibles à leur clientèle. Cependant, il souligne qu’il existe actuellement un besoin important d’aide juridique qui n’est pas satisfait.

Et cela doit changer.

« Il est possible d’acquérir une compréhension des nouvelles technologies très rapidement et de tirer parti des meilleurs aspects de la technologie sans avoir peur de ses faiblesses », explique Me Doble.

« En fin de compte, les gens seront enthousiastes à l’idée de proposer un nouveau défi et de nouvelles tâches à leur juriste, à condition que celui-ci ou celle-ci s’outille de la technologie adéquate. »

Cependant, alors que les facultés de droit, les cabinets et les organismes de réglementation sont confrontés aux avancées technologiques et aux problèmes qu’elles peuvent engendrer, les technologies, elles, continuent de progresser à toute allure.

Me Doble est optimiste quant à l’avenir, et son sentiment a été renforcé lors d’un récent événement au cours duquel il a rencontré plusieurs étudiants et étudiantes de deuxième et troisième année de la Faculté de droit Osgoode Hall.

« Je pense qu’il y a une nouvelle génération de juristes incroyables qui bénéficieront d’une éducation et d’une formation dans ce monde de l’IA », dit-il.

« Le travail de ces juristes sera d’une importance capitale pour la société et le système de justice en général. »