Entrevue avec David Lametti
Le ministre de la Justice et procureur général parle de sa nouvelle lettre de mandat et des plans du gouvernement en ce qui a trait à l’aide médicale à mourir, aux progrès de la Charte canadienne du numérique et à la mise en œuvre de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones
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ABC National : Vous avez, quelque part en haut de votre liste de tâches, la modification de la loi sur l’aide médicale à mourir. Comment envisagez-vous l’échéancier de cette modification?
David Lametti : La première date cruciale est le 11 mars; nous devons avoir un processus qui nous permettra de nous occuper du jugement de la Cour supérieure du Québec dans l’affaire Truchon, au sujet du critère de la prévisibilité raisonnable de la mort naturelle. Ensuite, il y a l’examen législatif, qui doit commencer en juin 2020, au début de la cinquième année suivant la promulgation de la loi. Il reste donc cet examen de plus grande envergure, qui est toujours là. Notre processus va devoir s’adapter à tous ces paramètres.
N. : Sur le plan de la substance, en quoi l’affaire Truchon vous pose un défi?
D.L. : La difficulté fondamentale, c’est qu’il est question de personnes gravement malades, qui souffrent beaucoup. Il y a aussi les familles qui soutiennent les malades, toutes ces personnes autour d’eux qui vivent une situation bouleversante, très éprouvante. Et c’est sans parler des personnes qui vivent avec un handicap et qui voient l’aide médicale à mourir comme une menace à leur survie. Aux yeux de ce groupe, le critère de la prévisibilité raisonnable de la mort naturelle était une garantie. Même si toute la discussion tourne autour de l’autonomie individuelle, il faut s’assurer, si on retire cette garantie, d’avoir d’autres protections suffisantes pour que ce groupe ne se sente pas vulnérable. Au fond, pour nous, c’est très clairement une question d’autonomie, mais nous allons rester à l’écoute et tenir compte des garanties.
N. : Et qu’en est-il des mineurs?
D.L. : Trois grands enjeux seront à l’étude dans l’examen de 2020 : le cas des mineurs, les demandes faites à l’avance et la question des troubles de santé mentale. Encore une fois, ce sont des difficultés de taille. En plus, il y a d’autres questions d’ordre éthique et la vision qu’a la société de la vie et la mort. Est-ce que ces questions seront abordées dans l’analyse de l’affaire Truchon? Je n’affirmerai rien pour l’instant, mais ce sera plus facile d’attendre l’examen de plus grande envergure de juin 2020.
N. : Selon vous, qu’est-ce qui constituerait une mise en œuvre réussie de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA), un autre point important dans votre lettre de mandat?
D.L. : La mise en œuvre de la DNUDPA est un processus. La réconciliation est un processus. À mon sens, la réussite consiste à avancer diligemment sur autant de fronts que possible. La Colombie-Britannique a justement adopté une loi qui met en œuvre la DNUDPA. Nous observerons la suite avec grande attention, et nous tiendrons compte de la démarche de cette province. Je vais travailler avec mes collègues Carolyn Bennett [ministre des Relations Couronne-Autochtones] et Marc Miller [ministre des Services aux Autochtones] à ce sujet. Nous allons mener de grandes consultations auprès des dirigeants des Premières Nations, des Métis et des Inuits, de même qu’auprès d’autres parties intéressées au pays. Je pense que nous avons déjà commencé, d’une certaine manière pratique, à faire avancer le projet. Les projets de loi C-91 et C-92 marquent des étapes décisives vers la réconciliation en matière de langues autochtones et de services à l’enfance. Ils sont en outre d’une importance cruciale parce que, dans les deux cas, le texte de loi a été rédigé conjointement avec les dirigeants autochtones, conformément aux dispositions de la DNUDPA.
N. : Comment allons-nous donner aux Canadiens un réel contrôle sur la confidentialité de leurs données? Existe-t-il un modèle, ailleurs, qui semble fonctionner et que nous devrions suivre?
D.L. : Depuis environ un an, nous travaillons à élaborer la Charte du numérique, qui propose une vision du monde où les consommateurs et les particuliers exerceraient un meilleur contrôle sur leurs données. Ce sera vraiment une démarche gouvernementale, parce que la question de la confidentialité touche au moins une demi-douzaine de ministères. Ça fait partie du mandat [d’Innovation, Sciences et Développement économique Canada] de réformer la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE); ça fait partie du mandat du ministère de la Justice de se pencher sur la Loi sur la protection des renseignements personnels. Il n’y a aucun doute qu’il existe des modèles intéressants. Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) européen en est un exemple, et nous l’étudions depuis un moment déjà. Le Royaume-Uni propose une approche encore plus ambitieuse en ce qui a trait aux pouvoirs du commissaire à la protection de la vie privée. Toutes ces possibilités sont à discuter.
N. : Est-ce qu’il faut donner plus de pouvoirs de contrainte au commissaire à la protection de la vie privée?
D.L. : Je vais me contenter de dire que ce point est sur la table, mais ça n’oblige le gouvernement à rien. Ça aussi, c’est dans ma lettre de mandat. C’est dans celle du ministre [Navdeep] Bains, et aussi dans celle du ministre [du Patrimoine, Steven] Guilbeault, pour ne nommer que nous trois. Alors plusieurs personnes vont donner leur avis, et je n’oserais pas m’avancer sur le résultat des discussions, mais oui, tous ces enjeux sont de la première importance.
N. : Le sujet des peines minimales obligatoires est absent de votre lettre de mandat. Pouvez-vous me dire un mot là-dessus?
D.L. : D’abord, en tant que ministre de la Justice, j’ai la responsabilité de continuer à réfléchir au sujet du système de justice pénale, et la réforme sur la détermination de la peine est une part déterminante de cette mission. Alors, même si ce n’est pas dans une lettre de mandat, ce n’est pas laissé de côté non plus. Ensuite, il ne faut pas oublier que le gouvernement est minoritaire. Dans ma lettre de mandat, le premier ministre a précisé que nous devions nous montrer ouverts aux possibilités de collaboration avec les partis de l’opposition. Et c’est ce que je vais continuer de faire. Je sais que c’est [un enjeu] d’intérêt pour les autres partis et pour les membres du Sénat.
N. : Est-ce qu’un projet de loi concernant la formation obligatoire des juges en matière d’agressions sexuelles sera de nouveau présenté sous la même forme que le projet de loi C‑337, qui s’est enlisé avant l’élection?
D.L. : Je ne suis pas sûr à 100 % de la forme que ça prendra, mais oui, l’idée sera présentée à nouveau.
N. : Faudrait-il faire participer des parties prenantes, en dehors de l’appareil judiciaire, afin de déterminer la forme que prendra une telle formation?
D.L. : Je pense que le principal, c’est de savoir comment assurer la meilleure formation possible. Nous respectons l’indépendance de la magistrature, et nous avons travaillé d’assez près avec le juge en chef et d’autres membres de l’administration de l’appareil judiciaire pour essayer d’améliorer le système. Nous allons continuer sur cette voie.
N. : Vous avez aussi le mandat de collaborer avec les provinces et les territoires pour offrir de l’aide et des conseils juridiques gratuits aux victimes de violences sexuelles. Ne devrait-on pas également faciliter l’accès à la justice à d’autres utilisateurs du système judiciaire, comme les victimes d’autres crimes violents, mais aussi les accusés?
D.L. : C’est un grand but global d’améliorer le système judiciaire pour tous ceux qui y ont recours, mais c’est aussi raisonnable, de temps à autre, de nous concentrer sur des groupes qui ont une expérience particulière avec le système, pour atteindre nos objectifs. Nous avons ici un exemple de ce principe. Nous concentrons nos efforts sur un groupe de personnes, les victimes d’agression sexuelle, dont la relation avec le système de justice pénale a été particulièrement négative jusqu’ici. Nous voulons améliorer les choses et offrir un meilleur soutien à ces personnes.
N. : On vous a donné le mandat de mettre en place des options et des recours légaux pour les victimes de propos haineux. Quelle forme cela prendra-t-il?
D.L. : Encore une fois, il est difficile de prédire l’avenir, mais un problème bien précis existe : les médias sociaux permettent la dissémination instantanée des propos haineux, ce qui complique l’application rapide des dispositions légales prévues au Code criminel… et ensuite, le mal est fait. Pour les propos tenus en ligne, y a-t-il des recours qui pourraient être envisagés? Un recours évident en droit privé se trouve dans l’[ancien] article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, qui a été abrogé. Devrait-on le rétablir? Ça peut faire partie de la solution; les particuliers auraient ainsi un recours qui ne demande pas de déposer des accusations au pénal. Mon prédécesseur, Irwin Cotler, avait proposé des modifications à l’article 13. Devrait-on envisager ce genre de modifications? Devrait-on faire reposer une plus grande responsabilité sur les plateformes? D’autres pays appliquent un modèle qui demande d’abord la suppression des propos haineux; la détermination finale du coupable peut se faire plus tard. Dans tout ça, il faut aussi trouver un équilibre avec la liberté d’expression.
N. : L’an dernier, dans son rapport, Anne McLellan recommandait que, pour remplir leur responsabilité à l’égard du public, le procureur général et les chefs des services des poursuites se montrent moins hésitants à discuter de leurs décisions dans des poursuites particulières qui soulèvent de grandes questions d’intérêt public. Comment comptez-vous donner suite à cette recommandation?
D.L. : Nous nous sommes engagés à appliquer les recommandations du rapport McLellan. La personne qui occupe mes fonctions doit comprendre que ses deux rôles [celui de ministre de la Justice et celui de procureur général] sont différents. Il m’incombe de faire en sorte que les gens comprennent avec qui ils s’entretiennent, en quel nom je parle dans chaque discussion. Le rapport McLellan propose beaucoup de bonnes solutions pour officialiser certains aspects de cette relation, et j’appuie ces propositions. Si on peut mettre en place quelques-uns de ces mécanismes officiels de communication, il sera sans doute plus facile de parler publiquement de certains enjeux. Mais il y a du travail de préparation à accomplir d’abord.
N. : Quelle est la difficulté que suppose une communication plus transparente avec le public au sujet de décisions prises au Bureau du procureur général?
D.L. : On veut protéger le pouvoir discrétionnaire de la poursuite. Les procureurs ont le pouvoir discrétionnaire de recueillir les éléments de preuve qui leur sont présentés et de porter ou non des accusations, et ils peuvent décider du cheminement de l’affaire au pénal, d’un tribunal à l’autre. On veut aussi protéger la capacité du procureur général d’agir comme filet de sécurité. Il ne faut pas oublier que je suis élu et que mon gouvernement aussi est élu; si la population n’aime pas notre manière d’agir, ce que nous faisons dans l’intérêt de tous, elle peut choisir de ne pas nous réélire. Ça aussi, c’est un filet de sécurité important.