Redéfinir nos droits territoriaux
Les titres ancestraux et les droits de propriété au Canada semblent évoluer dans des réalités distinctes. Amitpal Singh veut les réconcilier.
Lors de ses études en droit à l’Université de Toronto, Amitpal Singh a entendu cette déclaration, ou une version légèrement modifiée de celle-ci, maintes et maintes fois :
« Je tiens (nous tenons) à reconnaître que les terres où se trouve l’Université de Toronto ont constitué pendant des milliers d’années le territoire traditionnel des Hurons-Wendat, des Sénécas et de la bande des Mississaugas de Credit. Aujourd’hui, ce lieu de rencontre est encore la demeure de nombreux peuples autochtones de toute l’île de la Tortue et nous sommes reconnaissants d’avoir l’occasion d’y travailler. »
De telles reconnaissances territoriales n’ont rien de nouveau pour plusieurs d’entre nous, car elles sont devenues une caractéristique habituelle des rassemblements publics, en particulier au sein de certaines institutions. Elles visent à reconnaître le lien que les peuples autochtones ont avec leurs terres traditionnelles. Mais qu’en est-il de cette question d’un point de vue juridique?
Selon Me Singh, lauréat de la bourse Vicomte Bennett de l’ABC cette année, il s’agit d’un acte de reconnaissance collective qui soulève plus de questions qu’il n’apporte de clarté sur l’orientation de la doctrine juridique canadienne lorsque vient le temps de concilier les intérêts de souveraineté des peuples autochtones.
« Nous sommes dans une situation étrange où nous reconnaissons que les peuples autochtones de ce pays ont de puissantes revendications territoriales sur les terres où nous nous trouvons et que nous utilisons, mais nous ne sommes pas tout à fait sûrs de ce qu’il faut faire à ce sujet. »
La formation de Me Singh en philosophie, discipline dans laquelle il détient une maîtrise, cadre sa façon d’aborder les questions juridiques en tant qu’universitaire et avocat en litige commercial et en arbitrage international. De même, il applique philosophie et éthique à ses réflexions à travers ce qu’il appelle « le gros problème ».
Alors qu’il termine son programme de maîtrise en droit à l’Université Yale, Me Singh tente de repenser la façon dont le Canada devrait concilier les titres ancestraux avec les droits fonciers privés des personnes vivant actuellement au Canada.
« Pour l’instant, la loi n’a pas une grande influence sur ce problème, et elle ne peut en avoir que si elle a une perspective philosophique plus large à apporter, explique-t-il. Ce n’est pas l’un des domaines du droit où nous pouvons fermer les yeux sur la théorie ».
Les tribunaux canadiens traitent depuis longtemps de la relation constitutionnelle unique entre les peuples autochtones et la Couronne en ce qui concerne les droits fonciers. La reconnaissance constitutionnelle des droits autochtones en 1982 a marqué un tournant, incitant les tribunaux à élaborer leur propre cadre pour traiter les revendications territoriales autochtones.
Toutefois, à la suite de la publication du rapport de la Commission de vérité et réconciliation du Canada en 2015, les tribunaux n’ont pas encore abordé la question des intérêts fonciers privés.
« La loi se fait évidemment le reflet d’hypothèses politiques, morales et philosophiques concernant qui a le plus légitime droit à la terre, explique Me Singh. La loi a ses limites, mais il doit d’abord y avoir une volonté nationale motivée par une réflexion théorique et philosophique sophistiquée sur la direction que doit prendre le pays. »
Si la carrière universitaire de Me Singh semble dénoter un effort pour combler le fossé entre deux domaines qui se caractérisent souvent par des tensions existantes, c’est parce que ces bel et bien le cas. En tant que professeur adjoint au Département de philosophie de l’Université de Toronto et à la faculté de droit Lincoln Alexander, il se consacre à la recherche où se mêlent le très net et l’ambiguïté délibérée.
Lorsqu’il était jeune, la famille de Me Singh a immigré de Singapour à Oakville, en Ontario. Il a été élevé en réfléchissant à de grandes questions. Son père, chimiste de formation, a grandi dans un environnement politique et juridique très différent de celui du Canada. Autour de la table, le soir, Me Singh se souvient d’avoir entendu son père parler davantage de la façon dont le système juridique canadien diffère de celui de Singapour, et des raisons à cela, que de chimie. Il attribue la vision large à travers laquelle il examine les problèmes aujourd’hui à ces conversations.
Lorsqu’il réfléchit au droit privé et au droit autochtone, il utilise le terme « réconciliation » très délibérément pour contester la construction du cadre juridique du Canada. S’inspirant de la littérature philosophique qu’il entend appliquer à ses recherches, Me Singh décrit un monde dans lequel des droits souvent en conflit se côtoient, mais où domine un dialogue de sourds. Toutefois, il croit qu’ils peuvent être réconciliés lorsqu’ils s’inscrivent dans un dialogue commun. Il espère que cette application de la théorie pourra encadrer notre réflexion sur les revendications de droits fonciers, en particulier.
« Dans ce contexte de droit autochtone, nous ne cherchons pas à trouver des personnes gagnantes et perdantes, dit-il. Nous nous efforçons de trouver une conciliation et un compromis de partenariat pour les revendications de l’autre, qui sont toutes deux légitimes. »
Me Singh n’est pas le seul à croire que prendre du recul pour acquérir une perspective différente est la façon dont nous devrions déterminer la voie à suivre pour établir une doctrine juridique.
Durant la première année de ses études en droit, il a suivi un cours avec le professeur et universitaire Douglas Sanderson, qui l’a inspiré à choisir le sujet de sa recherche. Me Sanderson, qui est un moskégon du clan du castor de la bande de la Nation des Cris d’Opaskwayak, a reconnu la capacité de son élève à trouver de nouveaux points de vue dans le milieu universitaire lors de leur rédaction d’un article s’intitulant Why Is Aboriginal Title Property if It Looks Like Sovereignty?
Selon Me Sanderson, l’une des plus grandes forces d’Amitpal Singh est qu’il consacre du temps à analyser ce qui requiert une réparation, là où la plupart des gens s’abstiendraient et souligneraient des lacunes dans le raisonnement des tribunaux. « Il a une capacité remarquable à comprendre ce qu’il ne comprend pas, dit Me Sanderson. Aussi, il a une présence très apaisante, mais puissante. »
Un autre mentor de Me Singh, David Dyzenhaus, professeur de droit et de philosophie, souligne l’importance des universitaires ayant une pensée philosophique pour venir clarifier certaines questions juridiques, ce qui permet aux juristes de revoir leurs points de vue.
« Si Amitpal Singh connaît autant de succès que ce que j’anticipe, il sera l’un de ces chercheurs qui réussiront à nous convaincre d’examiner de façon philosophique des questions comme le droit autochtone au Canada, dit-il. Non pas en disant pourquoi cela pourrait être utile, mais en montrant pourquoi cela est utile. »
Alors que Me Singh examine le travail qui l’attend, il est motivé à continuer de chercher des réponses, car il pourrait jeter les bases à la résolution d’un problème dans lequel tous les Canadiens et toutes les Canadiennes ont un intérêt. « Je pense que les questions théoriques sont toujours sous-jacentes à la loi. Il s’agit simplement de savoir si nous choisissons de les examiner ou non. »