“Ses victoires ont fait progresser les droits de tous les Canadiens”
L’ancien juge Harry LaForme est le lauréat du Prix allié de la CORIS.
Autrefois juge de la Cour d’appel de l’Ontario, l’honorable Harry LaForme a toujours défendu les droits des groupes traditionnellement défavorisés; il a d’ailleurs passé la plus grande partie de sa vie à représenter les peuples autochtones. Membre du clan de l’aigle des Mississaugas of the New Credit First Nation en Ontario, le juge LaForme est né et a grandi dans sa réserve natale. Il sait donc, pour l’avoir vécu, ce que c’est que d’être marginalisé.
Lorsqu’il fréquentait la faculté de droit, dans les années 1970, le Canada ne comptait que quatre juges autochtones. Il s’est alors donné un but : représenter les Autochtones dans les dossiers les concernant et contribuer à mieux circonscrire ces dossiers et à les faire avancer. À ses débuts dans la profession, il s’est rendu compte de la complexité de ces questions et du fait que « les Autochtones n’étaient pas représentés dans le milieu juridique ».
C’est fort de son vécu d’Autochtone qu’il a plus tard accédé à la magistrature; vécu qui devait éclairer ses jugements, « puisque j’avais grandi dans une réserve, et sachant ce que c’est que de vivre sous la coupe du ministère des Affaires indiennes ». Il décrit sa jeunesse comme une vie contrôlée par deux Blancs – l’agent des Indiens de Brantford, près de la réserve, et un bureaucrate anonyme d’Ottawa – « qu’on avait chargés de diriger nos vies ».
Le juge LaForme s’est vu nommer à la barre de la Commission sur les Indiens de l’Ontario en 1989, avant de devenir, deux ans plus tard, président de la Commission des revendications particulières des Indiens, qu’on appelle aussi la Commission des revendications des Indiens. Outre la présidence des deux commissions et son travail d’avocat, il a enseigné le droit des peuples autochtones à l’Osgoode Hall Law School en 1992 et en 1993.
En 1994, il a été fait juge à la Cour de justice de l’Ontario (Division générale), puis à la Cour d’appel de l’Ontario en 2004, devenant le premier Autochtone à siéger à une cour d’appel dans le Commonwealth. Il a aussi été commissaire de la Commission sur les Indiens de l’Ontario et président de la Commission de vérité et réconciliation du Canada.
Pour son travail accompli au nom de ses semblables, le juge LaForme s’est vu décerner de nombreux prix et distinctions, notamment des doctorats honorifiques en droit et en éducation, le médaillon d’honneur traditionnel maya et le Prix national d’excellence décerné aux Autochtones en 1997. Le 12 février, il deviendra le lauréat 2018 du Prix allié/alliée du Forum sur l’orientation et l’identité sexuelles de l’Association du Barreau canadien, un prix récompensant les juristes canadiens ayant accompli un travail exceptionnel pour l’égalité des personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres et bispirituelles.
Pour expliquer le choix du juge LaForme comme lauréat, le président du Forum sur l’orientation et l’identité sexuelles de l’ABO, Hossein Moghtaderi, qui travaille pour la société torontoise Hicks Morley Hamilton Stewart Storie LLP, souligne le travail inlassable accompli par celui-ci pour sensibiliser le peuple canadien aux conséquences de la marginalisation, et le bien que ce travail continue de faire aux groupes traditionnellement défavorisés. « Ses victoires, dit-il, ont fait progresser les droits de tous les Canadiens ayant l’expérience commune de l’oppression. C’est par ce travail qu’il a nourri la compréhension et rapproché les groupes en dépit de leurs différences; tous les Canadiens et les Canadiennes en sont ressortis gagnants. »
Le juge LaForme a siégé lors de décisions importantes pour la communauté LGBTQI2, mais c’est surtout la décision Halpern v. Canada, rendue en 2002 par la Cour supérieure de justice, qui a fait date; « c’est peut-être la plus grande victoire juridique de l’histoire récente pour la communauté LGBTQI2 du Canada », souligne M. Moghtaderi.
Dans la décision Halpern, qui portait sur le mariage homosexuel, le juge LaForme a conclu que la règle de common law définissant le mariage comme [traduction] « l’union légitime et de plein gré d’un homme et d’une femme à l’exclusion de toute autre personne » était incompatible avec les droits à l’égalité garantis à l’article 15 de la Charte.
« Puisant dans sa grande connaissance des réalités de la discrimination et dans son propre vécu, le juge LaForme a analysé avec délicatesse et compassion les injustices historiques et l’oppression dont ont souffert les communautés LGBTQI2 canadiennes, poursuit M. Moghtaderi. Insistant sur la manière dont les peuples autochtones ont été traités par le droit canadien traditionnel – en particulier par la Loi sur les Indiens –, il a conclu que la distinction discriminatoire établie par la common law entre mariage homosexuel et mariage hétérosexuel était infondée en droit. »
Dans cette décision, le juge LaForme a estimé qu’une solution législative ne serait pas adéquate : [traduction] « Je suis fermement convaincu qu’aucune raison, mais aucune, ne justifie pourquoi les atteintes aux droits dont il est ici question – et que l’on a toujours fait subir aux gais et aux lesbiennes – devraient continuer un jour de plus. » Il a ensuite cité Martin Luther King : « Il nous faut user de notre temps avec créativité, sachant qu’il n’est jamais trop tôt pour faire le bien. […] Il est temps de tirer notre nation des sables mouvants de l’injustice et de l’établir sur le roc de la dignité humaine. » La décision a été affirmée par la Cour d’appel de l’Ontario et par la Cour suprême.
Pour le juge LaForme, la décision Halpern est « une grosse, très grosse décision dans notre évolution comme société juste. C’est l’un des jugements les plus importants de notre époque, j’en suis convaincu », dit-il, avant d’ajouter : « C’est peut-être même le couronnement de ma carrière de juge, et c’est pour cela que j’en garde un tel souvenir. »
Bien qu’il se sente heureux d’être ainsi honoré, il émet un bémol : « une partie de moi-même trouve un peu curieux de recevoir un prix pour être l’allié de la communauté LGBTQ, comme si, à notre époque, c’était quelque chose qu’il fallait exiger, voire une sorte de phénomène; j’aurais plutôt pensé que tout le monde était cet allié. Cette partie de moi-même dit que personne ne devrait recevoir de prix pour cela. Ça devrait être normal. Ça devrait être nous, tout simplement. »
Beaucoup lui ont dit que ce n’était pas la décision en elle-même qui les avait touchés si profondément, mais son raisonnement, son caractère inclusif, sa rectitude morale et la compréhension dont elle est empreinte. « Quand vous rédigez une telle décision, vous vous montrez au monde entier et, du moins dans la manière dont je l’ai écrite, vous lui dites “voilà qui je suis, voilà de quoi je suis fait”. Cela ne plaît pas à tout le monde. »
Le juge LaForme s’est retiré de la magistrature l’an dernier, estimant l’heure venue de passer à autre chose. Il a bouclé la boucle : désormais avocat-conseil principal chez Olthuis Kleer Townshend LLP, à Toronto, il défend les droits des Autochtones comme il l’a fait avant d’être juge. « Je suis un peu surpris de la différence entre aujourd’hui et l’époque où j’ai fait mes débuts. » Les mêmes dossiers sont toujours d’actualité, délicats et difficiles, mais plus complexes, et après 25 ans comme juge, il estime pouvoir s’exprimer différemment comme avocat. « On peut dire plus librement ses opinions et ses idées à propos des changements à apporter. »