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Entretien avec Louis LeBel

L’ancien juge à la Cour suprême s’exprime sur le processus de sélection de juges et les prochains défis qu’affrontera le plus haut tribunal du pays.

Photo: Mike Pinder
Photo: Mike Pinder

Lorsque le juge Louis LeBel a revêtu sa toge et entendu sa dernière cause en tant que juge de la Cour suprême du Canada, « j’ai ressenti une intense émotion », dit-il. « J’avais porté la toge pendant 20 ans comme avocat, et 30 ans dans la magistrature… Je savais que c’était le terme d’une carrière, d’un travail que j’avais beaucoup aimé. »

Le juge LeBel a pris sa retraite le 30 novembre, le jour de son 75e anniversaire et près de 15 ans après avoir remplacé Antonio Lamer au plus haut tribunal du pays. Il a été remplacé par l’ancienne avocate de Montréal, Suzanne Côté. Initialement, la nomination du juge LeBel, par le gouvernement Chrétien, avait été accueillie avec surprise. Plusieurs avaient vanté les mérites de ce juge de la ville de Québec qui siégeait à la Cour d’appel depuis 1984. Mais selon la tradition, le poste à combler était un poste de Montréal, et d’aucuns s’attendaient à ce que ce soient les juges Michel Robert ou Morris Fish qui soient choisis.

Aujourd’hui, Louis LeBel rit de bon cœur lorsqu’on lui rappelle qu’à l’époque, des journaux l’avaient même qualifié de « dark horse ». Ce rire trouve écho chez de nombreux juristes, anciens collègues ou observateurs de la scène judiciaires, chez qui la surprise a vite cédé le pas à un respect généralisé. 

« Il était en quelque sorte le représentant modèle du Qué­bec à la Cour suprême », estime Sébastien Grammond profes­seur de droit à l’Université d’Ot­tawa et ancien doyen, qui a plaidé devant la Cour à de nombreuses reprises. D’abord, dit-il, « il manie le droit civil comme un virtuose ». Et « il a promu une conception du fédéra­lisme qui est généralement plus acceptable pour les Québécois ». 

« Ce que je trouve remarquable dans la carrière du juge LeBel, c’est que même s’il s’est souvent assuré qu’on distingue correctement entre le droit civil et la Common Law, et de ne pas toujours importer des concepts de Common Law en droit civil, il a aussi — et c’est un peu paradoxal — réussi à se faire reconnaître, voire admirer, non seulement au Québec, mais partout au Canada », renchérit Guy Pratte, un avocat de chez Borden Ladner Gervais qui a passé la majeure partie de sa carrière en Ontario.

 

Généraliste

Dans une entrevue dans son bureau quelques jours avant son départ de la Cour, le juge se rappelle pourtant d’une sorte de « choc culturel » lorsqu’il a accédé à la plus haute cour cana­dienne. « La diversité des problèmes, le fait qu’ils impliquaient le droit de l’ensemble du pays et l’obligation de m’immerger dans deux systèmes juridiques et dans deux langues diffé­rentes » ont rendu l’apprentissage initial d’autant plus difficile.

Mais en rétrospective, « ce que j’ai perçu de ce travail, ce que j’ai trouvé de particulier, ce n’est pas tellement le volume de travail, mais la qualité, la difficulté de ce travail, la difficulté du dégagement des solutions », souligne-t-il aujourd’hui.

Ses intérêts ont été et demeurent variés. Les questions de l’harmonisation des deux systèmes juridiques et du partage des compétences l’ont effectivement passionné. « Je reconnais très volontiers que je possède une certaine vision d’un fédéra­lisme que je vois comme plus co­opératif, fondé sur évidemment le respect des compétences de cha­que ordre de gouvernement, mais la nécessité aussi de la coopération. »

Il s’est aussi grandement intéressé à d’autres domaines, dont le droit administratif (l’ar­rêt clé qu’il a rédigé avec Michel Bastarache dans Dunsmuir en 2008 a simplifié les normes de contrôle judiciaire) le droit du travail (l’arrêt Health Services a assimi­lé le droit de négocier collectivement à la liberté d’association), le droit internatio­nal public et privé… « À la lon­­gue, je me suis beaucoup in­té­ressé à certains aspects du droit pénal, ajoute-t-il. Je n’avais pas pratiqué du tout en droit criminel et lorsque je suis entré à la Cour d’appel, ça a été une découverte pour moi. »

À cet égard, d’ailleurs, il s’attend à ce que les grandes tendances de la Cour suprême au cours des prochaines années soient marquées par le durcissement de la justice criminelle par le gouvernement fédéral. « Je pense que c’est inéluctable que ça provoquera certaines contestations constitutionnelles, même une multiplication des contestations constitutionnelles, et pro­bablement des réexamens de la jurisprudence constitutionnelle dans différents domaines. »

Il ne souhaite pas revenir sur des dossiers plus délicats qui ont agité la Cour dans les derniers mois de son mandat, dont l’accrochage entre le bureau du premier ministre et la juge en chef Beverley MacLachlin : « Ce qui a été dit a été dit. L’épisode est terminé ». Mais il s’aventure sur la question processus de sélection des juges de la Cour suprême, alors que celui adopté en 2005 a été ignoré pour les deux dernières nominations. « En tenant compte de la fonction […] d’arbitrage constitutionnel de la Cour suprême du Canada », il serait souhaitable d’adopter 

« un système qui fait appel à des procédures de consultation, d’examen et de discussion des candidatures, plus ouvert que celui que nous connaissons ». 

 

« Mémoire d’éléphant »

Plusieurs de ses anciens collègues le décrivent comme un homme distingué et un intellectuel du droit au sens de l’humour aiguisé. Marie Deschamps, qui a siégé avec lui pendant près de 20 ans à la Cour d’appel du Québec puis à la Cour suprême, note que « sur le plan intellectuel, c’était une personne qui était une ressource pour ses collègues. Et c’est surtout une personne qui peut écrire sur tous les sujets qui se présentent à des cours qui sont des cours généralistes comme celles-là ».

Leur ancien collègue Michel Bastarache parle du juge LeBel comme d’un collègue travaillant et rigoureux, mais  agréable et extrêmement cultivé. « C’est un type qui a une très grande curiosité intellectuelle. Il a plus de 2000 livres chez lui, mais contrairement à beaucoup de gens pour qui les livres sont des décorations, lui, il les a vraiment lus… Il s’intéresse beaucoup à l’histoire, à la culture, il lisait énormément aussi de biographies. Alors quand on a voyagé ensemble, il connaissait toujours toutes sortes de choses ».

« Louis, c’est un des gars les plus intelligents du point de vue juridique que je connaisse », renchérit l’avocat de Québec Henri Grondin, son associé pendant 20 ans. « D’abord, il comprend vite. Mais en plus de cela, il a une mémoire d’éléphant. Il lit quelque chose et il s’en souvient pour longtemps. Alors quand il délibère, ce n’est pas très difficile pour lui : il se souvient de tout! »

Le juge LeBel pourra continuer à satisfaire cette curiosité, puisqu’il prévoit maintenant se joindre à l’Université Laval à titre de juge en résidence. Il compte y approfondir ses re­cherches dans des domaines comme le droit international, les libertés indivi­duelles et — surprise! — les rapports entre le droit civil et la Common Law. Rentré dans ses terres, il se remémorera sans doute, à l’occasion, les 15 années passées à la plus haute cour du pays, « un travail qui en quelque sorte, nous obligeait à aller au bout de nous même, à nous questionner en profondeur sur les solutions, les problèmes, les conséquences de ce que nous ferions ».

 

Quelques conseils

Q : Avez-vous un conseil à donner à des avo­cats qui se préparent à plaider devant la Cour suprême?

R : « Posséder à fond tous les aspects de leur dossier. Deuxièmement, ne pas lire une plaidoirie devant la Cour suprême du Canada. Troisièmement, se préparer à dialoguer avec la Cour. Parce que la plaidoirie devant notre cour, si vous l’observez, pro­voque beaucoup de questions. Et nous nous attendons à recevoir des réponses. Et pro­bablement la pire erreur de la part d’un avocat, c’est d’esquiver une question. Il peut décider d’y répondre un peu plus tard. Mais si une question est posée, qu’il retienne que ce n’est pas pour l’embarrasser, pour le faire trébucher, mais pour avoir un éclaircissement, pour tester une idée… En somme, s’engager profondément là-dedans et voir objectivement toutes les forces et toutes les faiblesses d’un dossier. »

Q : Avez-vous un conseil à donner à des avocats ou des juges qui rêvent un jour d’accéder à la Cour suprême — à part d’être bons dans ce qu’ils font?

R : « Je leur dirais que dans ce domaine-là, il n’y a pas d’assurances. Il n’y qu’une certaine patience. Et je leur dirais simplement, surtout aux juges, de continuer à faire leur travail, impartialement, librement, en n’essayant pas de plaire à qui que ce soit. Nous avons un processus qui fait que les juges passent habituellement, assez souvent d’une cour d’appel. Mais il ne faut pas essayer de “gagner“ une promotion. »