Bancs d’essai pour l’innovation juridique
La réforme de la réglementation juridique prend rapidement de la vitesse dans plusieurs États au sud de la frontière. Le cas de l’Utah est réputé pouvoir être un modèle pour les juridictions canadiennes.
Trop souvent, on oublie le prix important que paient les cabinets juridiques pour leur inefficacité.
Selon Gillian Hadfield, universitaire de renom spécialisée dans le domaine de la réforme de la réglementation juridique, les cabinets juridiques dont le revenu est inférieur à 250 000 $ ont du mal à réaliser un profit de 40 $ sur chacun des 200 $ facturés au client. Étonnamment, elle estime aussi, à la lumière de données américaines, que les juristes exerçant seuls ou en petit cabinet ne sont, en moyenne, payés que pour 1,6 heure de travail facturable par journée de huit heures.
Les données canadiennes sur le sujet sont rares, mais la conclusion est claire. « Cela fait beaucoup d’heures à ne pas exercer le droit », a dit Gillian Hadfield pendant une discussion de groupe en ligne organisée par Legal Innovation Zone (uniquement en anglais). Quatre-vingts pour cent de ce qui compose les taux horaires de ces juristes relève du manque d’efficacité, dit-elle.
Comment le temps passe-t-il? Une bonne partie est consacrée à des travaux non facturables, au perfectionnement professionnel et à la gestion des clients et du personnel. Cependant, le véritable problème réside dans le fait que les juristes ne sont pas particulièrement habiles pour offrir des services juridiques qui correspondent réellement à ce dont les clients ont besoin, dit Me Hadfield. Contrairement à d’autres secteurs, la profession juridique n’a pas mis en place la technologie nécessaire pour améliorer l’efficacité et répondre à ces besoins.
Elle pointe du doigt le cadre de réglementation juridique; un cadre qui fait obstacle à l’innovation dans le marché des services juridiques. Comme l’a dit Crispin Passmore, l’un des autres membres du groupe de discussion : « En l’absence d’une forte adoption de la technologie, il n’y a pas de marché concurrentiel ». Par conséquent, Me Hadfield exhorte le gouvernement de l’Ontario à revoir les règles concernant les services juridiques offerts par des gens qui ne sont pas avocats, et si ceux-ci peuvent investir et détenir des parts dans les entreprises à vocation juridique. Il faudra aussi se pencher sur les modalités du partage des honoraires. Tout cela aurait d’importantes répercussions sur les incitations au financement de la technologie juridique.
En réalité, il y a eu des tentatives un peu partout au Canada pour relâcher les contraintes quant aux personnes qui peuvent effectuer du travail juridique, principalement en autorisant les parajuristes dans certaines provinces à assumer des responsabilités accrues. Cependant, Me Hadfield propose des mesures plus radicales, qui rappellent les recommandations exprimées dans le rapport publié en 2014 par le projet Avenirs en droit de l’ABC qui plaidait en faveur d’autoriser des non-juristes à posséder des cabinets juridiques.
Les sociétés spécialisées en technologie ne peuvent pas faire équipe avec des fournisseurs de services juridiques en raison des règles contraignantes concernant l’exercice non autorisé du droit et le partage des honoraires. Et en raison des restrictions concernant la participation financière, les cabinets innovateurs n’ont pas accès au capital de risque qui leur est indispensable. « Ce sont tous des outils fondamentaux dans tous les autres marchés pour promouvoir la réduction des coûts, l’amélioration de la qualité et l’innovation », dit-elle.
Plus important encore, les mesures que prônait Me Hadfield et les membres de son groupe de discussion (y compris l’ancien procureur général de l’Ontario, Chris Bentley) seraient utiles pour répondre à la crise insoluble de l’accès à la justice.
Gillian Hadfield estime que si toute personne en Ontario pouvait avoir accès à une heure de consultation juridique pour régler un problème juridique, cela coûterait environ 4,4 milliards de dollars. « Il ne s’agit pas d’un problème que nous pouvons régler simplement en subventionnant l’accès aux services juridiques », conclut-elle. Ni en exigeant des juristes qu’ils fassent davantage de pro bono. Selon ses calculs rapides, chacun des 55 000 juristes agréés de la province aurait à contribuer en moyenne 265 heures bénévoles pour combler la pénurie. « Ce n’est pas à coup d’heures de bénévolat que nous résoudrons ce problème. »
Maître Hadfield reconnaît le besoin constant de réglementation du comportement, mais soutient que la règlementation juridique s’est muée au fil des ans en réglementation économique. « Nous sommes coincés dans ce modèle économique qui empêche la vaste majorité des gens d’accéder à l’assistance juridique. Et c’est ce qui fait le plus cruellement défaut en droit. »
L’Utah, un chef de file
Les idées de Gillian Hadfield sont de plus en plus répandues. Elle a publié, en anglais, l’ouvrage intitulé Rules for a Flat World qui examine la manière dont les systèmes juridiques ne parviennent pas à répondre aux complexités de l’économie mondiale. Dans ces pages, elle prône une approche du développement de l’infrastructure juridique qui se fonde davantage sur le marché. Elle a également siégé à un groupe de travail de l’Utah sur la réforme de la réglementation qui a fait des recommandations révolutionnaires, approuvées l’été dernier par la Cour suprême de l’Utah, visant à établir un banc d’essai pour la réglementation juridique.
Le banc d’essai est vu comme une manière de tester les nouvelles idées dans un environnement contrôlé. Cela fait partie d’un projet pilote de deux ans, lourdement influencé par l’adoption de structures d’entreprise alternatives (SEA) en Angleterre et au Pays de Galles. Au cours de cette période, des professionnels autres que les avocats pourront investir dans des cabinets juridiques et en assumer la propriété.
Des efforts similaires sont en cours dans d’autres États. L’Arizona passe outre le modèle fondé sur le banc d’essai, devenant le premier État à changer ses règles pour autoriser les SEA. Les « para-professionnels du droit » y sont également autorisés à fournir au public des services juridiques limités, y compris la représentation des clients devant les tribunaux. Parallèlement, la Californie a mis le modèle du banc d’essai à l’étude, et une douzaine d’autres États, dont l’Illinois et la Floride, envisagent diverses réformes.
Plus près de chez nous, les conseillers du Barreau de la Colombie-Britannique ont approuvé, en septembre, un plan pour établir un banc d’essai de la réglementation où les personnes, les entreprises et les organisations qui ne sont ni avocats ni cabinets juridiques, peuvent déposer des propositions d’innovation.
« Cela se répand comme une traînée de poudre, dit Deno Himonas, juge à la Cour suprême de l’Utah, qui a coprésidé le groupe de travail de l’Utah et a participé au groupe de discussion de LIZ. Les besoins juridiques non satisfaits représentent un énorme marché, et il s’agit de découvrir comment aider les avocats et les non-avocats à en profiter. »
Les participants peuvent inclure des cabinets juridiques traditionnels, des entreprises juridiques en démarrage, des sociétés bien assises telles que Walmart, et même des organisations communautaires qui offrent des services de première ligne.
La société de services juridiques numériques, Rocket Lawyer, est l’une des premières entités dont la participation a été approuvée. Malgré tout, le banc d’essai de l’Utah a été conçu en pensant à un vaste éventail d’intervenants. « Imaginez la possibilité que cela intéresse des bibliothécaires, des travailleurs du secteur religieux et des travailleurs sociaux qui peuvent proposer des services juridiques », dit Deno Himonas qui espère qu’en incitant les membres de la communauté qui sont en première ligne à participer au programme, les organes de réglementation pourront effectuer un suivi des besoins du public en matière de renseignements juridiques. Ces données pourront alors être utilisées pour concevoir des cours pour former ces personnes.
Outre la création d’un banc d’essai, l’Utah a également mis sur pied un tout nouvel organisme de réglementation, l’Office of Legal Services Innovation, placé sous la supervision de la Cour suprême de l’Utah. Il a pour mandat d’adopter une approche de la réglementation fondée sur le risque et de recueillir des données auprès des participants tout en axant son attention sur les résultats qui appuient l’apport d’améliorations à l’accès à la justice.
Il est essentiel de créer un nouvel organisme de réglementation pour réformer avec succès le marché des services juridiques, dit Me Hadfield. Au lieu de dicter la structure d’entreprise et les pratiques commerciales, dit-elle, les organes de réglementation doivent axer leur attention sur l’objectif réel de la réglementation, soit la protection du consommateur en fonction du risque réel de préjudice.
En fin de compte, cela signifie qu’il faut découvrir si le modèle est plus bénéfique pour les consommateurs que le modèle actuel, alors qu’ils ne peuvent accéder aux services juridiques. Selon Gillian Hadfield, « nous sommes une société fondée sur la primauté du droit, et la primauté du droit exige que l’on puisse accéder à une assistance juridique ».