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Regard sur l'industrie juridique et la décennie à venir

L’analyste juridique Jordan Furlong commente les nouveautés des dix dernières années en matière d’économie juridique et hasarde quelques prédictions pour les années 2020.

Modern glass building

ABC National : Qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans l’évolution du secteur du droit au cours des dix dernières années?

Jordan Furlong : Le système juridique dans son ensemble a connu de nombreux petits et moyens changements. Par exemple, on a vu apparaître de nouveaux fournisseurs de services juridiques et les fournisseurs de services juridiques « alternatifs » ont pris des dimensions réelles et font maintenant partie intégrante de notre écosystème. Ces prestataires de services engrangent près de 10 G$ US par année; un taux de croissance plutôt satisfaisant pour dix ans d’existence dans un secteur notoirement conservateur! Par ailleurs, la technologie a progressé rapidement. Pensons à tous les cabinets spécialisés en technologie du droit qui ont vu le jour en à peine dix ans : Neota Logic, Ravel Law, Elevate, Radiant Law, Premonition, ROSS Intelligence, Diligen. Même Kira, une entreprise très respectée dans le domaine de la technologie et de l’intelligence artificielle appliquées au droit, n’existe que depuis 2015. J’ai aussi l’impression que l’innovation est devenue monnaie courante. De nos jours, presque tous les cabinets disposent d’un chef de l’innovation et d’un budget consacré à celle-ci, ou d’employés qui travaillent sur ce dossier et qui prennent la technologie très au sérieux. L’innovation fait partie des sujets de l’heure.

: Y a-t-il un changement auquel vous vous attendiez, mais qui se fait attendre?

JF : En effet, je m’attendais à plus de grands changements. Je pensais que les clients auraient plus de pouvoir qu’ils en ont. Les consommateurs, les particuliers, les familles, les petites entreprises sont encore très vulnérables. C’est décevant parce que, il y a dix ans, LegalZoom et Rocket Lawyer proposaient une offre intéressante. Tout portait à croire qu’il s’agissait là de prélude à une révolution pro-consommateurs, mais mauvaise surprise : le marché n’a pas emboîté le pas, ni apporté des gains sur le plan de l’accessibilité, de l’offre, du coût et de la commodité. En décembre 2009, on se remettait encore [de la crise financière], et j’aurais pensé qu’il en aurait résulté plus de changements. Mais les cabinets et les avocats font encore incontestablement partie de l’élite sociale, financière et culturelle, et ils ont le vent en poupe. Ils sont encore en bonne posture… surtout ceux qui ont terminé leurs études avant la hausse fulgurante des droits de scolarité. J’ai aussi été grandement déçu par l’absence de réforme réglementaire.

: Que pensez-vous des initiatives récentes de réforme réglementaire en Utah, en Californie et en Arizona?

JF : Ce n’est pas banal. Je ne suis plus au stade des prophéties et des grandes déclarations, mais les réformes dont nous sommes témoins surviennent à plusieurs endroits en même temps, et émanent d’États qui ont le pouvoir de vraiment changer les choses. La Californie attire toute l’attention parce que c’est l’intégralité de la réglementation juridique qu’elle met sur la table et que cet État a toujours été à l’avant-garde des réformes réglementaires aux États-Unis. Ce chantier comporte un énorme potentiel de changement, étant donné la volonté qu’il exprime d’améliorer l’accès à la justice et de favoriser l’abordabilité, la commodité et la transparence des services juridiques. Bien évidemment, le barreau s’y oppose fermement; la Californie pourrait donc présenter une version très édulcorée des réformes dans son rapport du printemps prochain. Ce qui se passe en Utah est tout aussi important. Même s’il est plus petit et moins influent, cet État est passé à l’action; la Cour suprême de l’Utah a approuvé les modifications. On a donc créé une sorte de laboratoire, un espace sûr, encadré, où les fournisseurs de services juridiques alternatifs pourront exercer leurs activités et expérimenter différents modes de pratique en toute légalité. Je pense que les autres États risquent de trouver ce modèle beaucoup plus intéressant et accessible que la politique de la table rase de la Californie. L’Utah, à l’inverse, dit simplement : « Laissons les gens expérimenter. »

: Comment la profession au Canada devrait-elle percevoir ces développements?

JF : Elle devrait rester aux aguets… et je crois que c’est le cas de la plupart des barreaux canadiens. Ils étudient ces propositions pour voir les possibilités qui en découlent et les modèles dont ils pourraient s’inspirer, et comprendre ce que ces démarches révèlent sur l’évolution de l’opinion et des attentes du public. Parce que si la Californie va de l’avant, tout le monde va en parler. La nouvelle sera reprise par le New York Times et CNN; elle ne fera peut-être pas les manchettes, mais elle va faire des vagues, et les gens vont se rendre compte qu’on peut faire les choses autrement. Jusqu’à maintenant, le succès durable de la profession juridique reposait notamment sur la capacité de celle-ci à brider l’imagination des gens, à les empêcher de concevoir comment on pourrait transformer le monde des services juridiques.

: Vous avez récemment écrit sur l’émergence d’une nouvelle économie juridique. Qu’entendez-vous par là?

JF : Lorsque la nature d’un service offert sur le marché se transforme, on est en présence d’une nouvelle économie. Prenons l’exemple d’un client qui engage un avocat pour faire valoir une revendication. Il y a fort à parier que cet avocat va procéder différemment qu’il l’aurait fait il y a dix ou quinze ans. Il pourrait, entre autres, avoir recours à un service d’investigation électronique ou faire de la gestion de projet. Mais il continuera de faire ce que les avocats ont toujours fait : évaluer l’affaire, fournir des conseils, établir une stratégie et défendre la cause lors de la communication préalable et au moyen de motions préalables à l’instance. Mais que se passe-t-il s’il n’y a plus de litiges à résoudre? Le client s’est peut-être doté de meilleurs systèmes internes d’encadrement des risques. Il a peut-être mis en place de nouvelles normes en milieu de travail, ou changé la nature de ses contrats. La conformité relève peut-être dorénavant d’un processus automatisé. Toutes ces possibilités et bien d’autres convergent vers un point où le client se dit : « Je n’ai pas besoin d’un avocat pour ça. » Il n’est plus juste question de la nature des mandats confiés à l’avocat. On parle plutôt d’enrayer les problèmes à la source, de façon à ce qu’ils ne se posent même pas. Or, le client qui désire transformer complètement la culture de son entreprise pour faire disparaître le harcèlement, la responsabilité du fait des produits et les réclamations relatives aux fuites de données ne peut pas se tourner vers les cabinets d’avocats. Car les avocats n’estiment pas que la prévention rentre dans leurs attributions.

: Vous pensez que l’industrie des services juridiques empruntera cette tangente dans les prochaines années?

JF : Oui, même si les problèmes juridiques ne disparaîtront pas pour autant. Mais la nature des services va être différente, car la nature de ce que les clients recherchent se transforme et se diversifie. Cela ne vaut pas seulement pour les litiges, mais pour les affaires liées aux transactions et les fusions et acquisitions également.

: Comment, à votre avis, l’automatisation du travail va-t-elle se concrétiser dans le secteur juridique?

JF : Je ne suis pas sûr que la grande révolution de l’automatisation soit aussi proche qu’on le croit. On oublie qu’en tant que société, nous ne voulons pas perdre le travail que nous faisons. On sait déjà ce que la technologie peut automatiser, accélérer ou améliorer. Mais ces possibilités ne se concrétisent pas parce que les gens qui sont en position de les mettre en œuvre y sont réfractaires. Les personnes qui fournissent des services juridiques ne souhaitent pas leur automatisation. Et pour la plupart, les personnes qui achètent ces services ne le souhaitent pas non plus, car c’est de l’inconnu pour eux.

: L’heure facturable survivra-t-elle au cours des dix prochaines années?

JF : Sans aucun doute. Les avocats sont satisfaits de la facturation horaire. Et en général, les entreprises clientes en sont également satisfaites, car c’est tout ce qu’elles connaissent. Il s’agit d’un modèle facile, pratique et avantageux pour les personnes qui offrent leurs services; c’est pourquoi nous nous en servons. De plus, il est incroyablement difficile d’établir le tarif des services juridiques, et tout aussi malaisé de faire correspondre la valeur de ces services au prix demandé. Ce n’est pas impossible, mais ça implique beaucoup de travail, tant du côté des avocats que des clients. Certaines tâches peuvent être confiées à des plates-formes de fournisseurs de services juridiques alternatifs, généralement pour un prix forfaitaire. Le travail que les cabinets d’avocats continuent d’accomplir, celui qui est de grande valeur, complexe et difficile, a probablement avantage, pour sa part, à être facturé à l’heure. En réalité, le vrai problème pour les avocats, c’est que le modèle des heures facturables n’est avantageux que pour le travail élémentaire effectué par les avocats adjoints. Si vous essayez de facturer à l’heure un travail aux enjeux élevés, vous vous sous-évaluez largement. Ainsi, si vous travaillez 50 heures à 1000 $ l’heure pour régler un problème qui économise un million de dollars à votre client, vous vous faites avoir. Cette réalité va finir par rattraper bon nombre d’avocats, car le modèle des heures facturables a été conçu pour générer du profit à partir de certaines tâches en particulier, et ces tâches relèvent de moins en moins des cabinets d’avocats. Le travail qui reste est peut-être facilement facturable à l’heure, mais ne rapporte pas autant qu’il le devrait.

: Selon vous, quelle sera la conséquence de la démographie sur la direction des cabinets et services d’avocats?

JF : Les baby-boomers sont encore importants et influents, mais l’époque où ils dominaient la population active est, à mon avis, révolue. Toutefois, l’héritage qu’ils laissent derrière eux va prendre des années à défaire. Il est de plus en plus fréquent que les associés directeurs, chefs de groupes de pratique et dirigeants de cabinets d’avocats que je rencontre appartiennent à la génération X ou Y. C’est à eux que la profession appartient maintenant, et ils vont passer une bonne partie des dix prochaines années à déconstruire l’infrastructure culturelle et financière laissée par les baby-boomers. Il leur faudra probablement dix ans – peut-être même plus – pour remodeler les cabinets d’avocats à leur image, et, honnêtement, il se pourrait qu’ils n’en viennent pas à bout eux-mêmes.