L’avenir du litige
La pandémie nous a contraint à expérimenter les technologies permettant l’exercice du litige. Elle a aussi modifié les attentes de nos tribunaux quant à l’avenir des instances virtuelles.
Pour les juristes qui exercent le litige, cela signifie devoir maîtriser l’art de la plaidoirie efficace dans une nouvelle ère numérique.
En plus d’accepter qu’une certaine partie du travail continuera à se faire à distance, ils devront s’habituer à des flux de travail en constante évolution et trouver des méthodes efficaces pour gérer une abondance de données et de preuve électronique. L’ABC est d’ailleurs en train de préparer une série de webinaires qui s’intéresseront à cette question. De plus en plus, les juristes devront s’appuyer sur la technologie en matière de litige – parfois parce que les juges insistent pour y avoir recours.
En août 2020, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a commencé à utiliser CaseLines, une plateforme infonuagique de partage et de stockage de documents pour les procédures judiciaires en personne et à distance. Cela n’a pas pris de temps pour que l’on élargisse son utilisation aux dossiers de droit commercial, de droit des successions et de droit de la famille à Toronto.
« Il s’agit d’un bel exemple illustrant à quel point une technologie simple et de série peut faire une énorme différence », indique Colin Stevenson, associé chez Stevenson Whelton LLP, à Toronto. Selon lui, c’est une bien meilleure façon d’envisager la modernisation que les tentatives antérieures de l’Ontario « de proposer des systèmes compliqués qui arrivent à tout faire, mais qui finissent par échouer parce qu’ils sont trop compliqués et trop onéreux ».
« Nous devrions nous intéresser à d’autres innovations semblables qui sont déjà accessibles de série », ajoute-t-il.
Depuis quelque temps, l’Ontario s’intéresse à ce qui se passe du côté de la Colombie-Britannique. En 2016, la Colombie-Britannique a lancé le premier tribunal de règlement des différends civils au Canada dans le but d’aider les personnes à régler leurs différends en matière d’accident automobile, de copropriété ou de petites créances dans la province. Le procureur général de l’Ontario, Doug Downey, a conclu un contrat avec la Colombie-Britannique en vue d’utiliser son système de règlement des différends en ligne et de le déployer du côté de la Commission de la location immobilière vers le mois d’octobre pour le mettre à l’essai. Or, selon Me Stevenson, le principal problème réside dans le fait que la province a connu des difficultés à mettre en œuvre un système en ligne efficace d’établissement du rôle des tribunaux.
Alors qu’à la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, le dépôt électronique est obligatoire, il est toujours facultatif du côté de la Cour suprême de la province, même si le nombre de dossiers y est plus élevé. « Le gouvernement et les tribunaux ont sérieusement envisagé de se procurer CaseLines en 2019, mais ils ne sont pas allés de l’avant », explique Kate Gower de chez Gower Modern Law, à Victoria. « Ils continuent d’afficher une incertitude face à la technologie. »
Me Gower utilise CaseLines et REDI pour son travail et souhaiterait que le système judiciaire incite les acteurs à avoir recours à la technologie en lançant des projets pilotes visant à rassembler les parties au moyen d’instances virtuelles. À titre d’exemple, elle propose de faire l’essai avec les requêtes de plus de deux heures présentées en cabinet. Les parties qui accepteraient de participer auraient l’avantage de voir leur dossier se retrouver en tête de liste plus rapidement.
L’avocate espère également que la nomination au poste de sous-procureure générale de Shannon Salter, qui a dirigé avec brio le tribunal de règlement des différends civils de la Colombie-Britannique, permettra d’accélérer certains des changements qui s’imposent dans la province.
Tandis que les tribunaux poursuivent leur modernisation, les juristes devront se familiariser avec des outils en ligne, comme DocuSign et Closing Folders, un programme de gestion des transactions. C’est ce que souhaitent aujourd’hui les clients.
« Cela a révolutionné la façon dont nous faisons du droit des affaires, particulièrement la partie consistant à conclure les ententes », affirme Paul Saunders, chef de l’innovation et associé chez Stewart McKelvey à Halifax. La pandémie « a indéniablement affaibli la résistance dont nous aurions normalement été témoins, selon lui. Le recours à la technologie se poursuivra, car les clients en bénéficient ».
Pour les équipes dédiées au litige, il ne faudra cependant pas se limiter à adopter des outils de gestion de l’instance pour rester à jour. Il existe d’énormes quantités de données numériques qui pourraient aider les juristes à déterminer les arguments qui risquent de rendre leurs plaidoiries plus convaincantes, ou les affaires qui ont le plus de chances d’obtenir gain de cause devant les tribunaux. Les équipes juridiques devront apprendre à travailler avec des experts en sciences des données pour exploiter la jurisprudence dans le but de prédire l’issue de leurs dossiers.
« Le droit accuse un retard important par rapport à de nombreux autres secteurs », selon Paul-Erik Veel, associé chez Lenczner Slaght LLP., à Toronto. Il ajoute que son cabinet a recours à des produits qui offrent des analyses juridiques prévisionnelles et à d’autres outils de prise de décisions fondés sur les données pour les appuyer dans leurs dossiers de litige. « Quand on a regardé les outils qui existaient, on s’est aperçus qu’en réalité, il n’y en a pas tant que ça au Canada qui font de l’analyse de données de sorte à prédire quelle sera l’issue d’un dossier. Dans ce domaine, Blue J Legal est celui qui vient tout de suite à l’esprit. »
Blue J offre un logiciel analytique en droit fiscal et en droit du travail, que Me Veel utilise.
« Ils ont fait exactement ce que les autres secteurs ont fait, c’est-à-dire recueillir beaucoup de données, les organiser de façon appropriée, les entrer dans divers algorithmes, observer les facteurs qui les influent, puis les utiliser pour concevoir un modèle qui prédit l’issue des causes à venir », explique-t-il. « Ils sont fantastiques, mais leurs produits se limitent à certains domaines. »
Me Veel espère que d’autres ensembles de données seront bientôt recueillis afin de concevoir des outils analytiques dans d’autres domaines. Les clients s’attendent à ce que leurs avocats établissent les chances de succès ou d’échec dans un dossier. En même temps, il reconnaît que le marché juridique pose un défi supplémentaire en raison du conservatisme inhérent à la profession. Il croit que les cabinets juridiques devraient concevoir leurs propres modèles, comme celui conçu par son cabinet pour prédire la probabilité qu’une permission de se pourvoir à la Cour suprême du Canada soit accordée ou non.
« On peut le voir comme une avant-première, un contrôle de son intuition ou un deuxième avis, ajoute-t-il. Nous avons tous certains partis pris, et il arrive souvent que, pour les juristes, ce parti pris se trouve à être en faveur d’un dossier. Si l’on se fait débouter en cour d’appel et que le client souhaite poursuivre en Cour suprême, mais qu’en utilisant le modèle, je m’aperçois que notre “cause gagnée d’avance” n’a que trois pour cent de chance d’être accueillie, le modèle joue pour moi le rôle d’un collègue avec qui j’irais discuter du dossier. »
Il est déjà de plus en plus courant d’utiliser des algorithmes d’IA en révision de contrats pour extraire certains termes à des fins de vérification préalable, indique Paul Saunders.
« Selon moi, certains cabinets de Toronto qui réalisent régulièrement des projets de vérification préalable de grande envergure auront de plus en plus recours à ces outils, mais il s’agit de quelque chose que nous gardons sur notre radar », ajoute-t-il.
Susan Wortzman, associée au bureau de Toronto de McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l., est la conseillère principale du cabinet en administration de la preuve électronique et gouvernance de l’information. Elle dit que les cabinets peuvent aussi concevoir leurs propres solutions technologiques à l’interne. Son cabinet a commandé un service de vérification de la vaccination pour ses clients.
« Nous avons formé une équipe composée de juristes, d’analystes techniques et de concepteurs pour bâtir une solution technologique visant à aider les employeurs à mettre en œuvre un programme de vérification des vaccins, explique-t-elle. C’était compliqué, car, au-delà de l’aspect technologique, il fallait garder en tête la protection des renseignements personnels et la sécurité. »
Selon Me Wortzman, l’outil permet aux employeurs de recueillir et de surveiller le statut vaccinal de leurs employés de façon confidentielle. « Les employés y trouvent une certaine paix d’esprit, car ils savent que leur employeur n’aura pas accès à leurs renseignements personnels, explique-t-elle. Nous avons lancé cet outil à l’automne, et l’avons modifié depuis pour inclure les doses de rappel. »
Quant aux équipes dédiées au litige, celles-ci n’auront pas le choix de devenir plus efficaces avec leurs ressources, compte tenu notamment du fait que de nombreux dossiers passent à un mode de tarification à honoraires fixes, indique Mona Datt, fondatrice et chef de la direction de Loom Analytics, qui se situe à North York, en Ontario. Son cabinet dessert les sociétés d’assurances et les cabinets juridiques en leur offrant des outils d’analyse et de gestion des flux de travail sur mesure.
« Si vous fonctionnez avec un modèle à honoraires fixes, il faut vous assurer d’avoir une pratique rentable », souligne la chef d’entreprise. « Nos solutions en matière de plateformes ne découlent pas du télétravail, mais plutôt du fait que les clients ont dû se serrer la ceinture, ce qui a eu des répercussions directes sur la façon dont ils font des affaires. Certaines solutions que nous offrons ont été dictées par les problèmes de dotation qui ont été exacerbés par la COVID. »
Des produits comme ceux offerts par Loom Analytics prennent en charge des tâches répétitives et non facturables, explique Mona Datt. Leur utilisation permet de libérer les juristes et le personnel du cabinet afin qu’ils puissent se concentrer sur des tâches qui ont plus de valeur ajoutée, tout en améliorant l’expérience des clients.
Cela ne signifie pas pour autant que le litige à distance remplacera entièrement les audiences en personne. Même si les juristes reconnaissent aujourd’hui la valeur des audiences sur Zoom, on perçoit encore une certaine réticence à les rendre plus accessibles, surtout du côté des criminalistes.
« Ils trouvent que la crédibilité ne peut pas être évaluée aussi facilement sur Zoom et ne veulent pas mettre à risque la liberté de leurs clients, précise Colin Stevenson. Je n’ai pas tant de patience envers les juristes qui insistent pour qu’il y ait des procès hybrides. »
Par ailleurs, ajoute-t-il, la santé du système juridique est toujours dans un état critique et aucune technologie n’arrivera à compenser pleinement le manque de juges et de ressources nécessaires pour traiter le retard qui s’accumule dans nos tribunaux.