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Les données en voie de transformer le travail juridique

Pour les jeunes juristes qui se mettent à l’analyse de données, les possibilités de carrière seront légion.

Studying the data

Stagiaire chez KMH Lawyers, un cabinet d’Ottawa, Peter Zachar constate presque quotidiennement l’application de la science des données.

« Il n’y a pas une étape où je ne vois pas d’application de l’analyse des données qui faciliterait notre travail, se réjouit M. Zachar. Je vois comme cela nous simplifierait la vie, et il y aurait des données d’analyse pour presque tout ce que je fais. »

Par exemple, il estime que l’analyse des données est « idéale » pour passer des milliers de testaments au crible et savoir comment ils ont été rédigés, lesquels ont donné lieu à un litige et quelles dispositions étaient en cause.

« Ce pourrait être pareil pour les mémoires : grâce à l’analyse de données, on verrait rapidement ce qui fonctionne, ce qui fonctionne moins bien, quelles tournures de phrase ont donné de bons résultats et quelles étaient à côté de la plaque, explique-t-il. »

Peter Zachar s’est découvert cette passion pour la science des données appliquées en droit lors du cours à option du professeur agrégé Wolfgang Alschner, Data Science for Lawyers (science des données pour les juristes), à sa première année de droit à l’Université d’Ottawa.

Ses études de cycle supérieur en neuroscience l’avaient prédisposé à l’application de principes scientifiques à la résolution de problèmes en droit.

« Je deviens de plus en plus enthousiasmé à l’idée qu’à peu près tout ce qui passe entre les mains du juriste constitue aussi des données. Par le passé, la notion de données se résumait pour moi à des tableaux remplis de chiffres, mais le cours du professeur Alschner m’a ouvert les yeux : les mots aussi sont des données, comme tout le reste, raconte-t-il. »

En classe, les étudiants ont analysé différents accords de commerce et appliqué la science des données pour comparer les clauses de différents traités signés par le Canada avec divers pays.

« Mon groupe a étudié les dispositions de cybercommerce dans les traités. Nous avons relevé les similarités et les différences, ce qui permet de générer divers indicateurs de leur degré de similitude. Ce qu’il faut retenir, c’est que cette technique accélère énormément le travail : au lieu de lire des centaines de traités, nous avons automatisé le processus pour nous donner des points de repère et cibler les lectures suivantes, raconte-t-il. »

Le professeur Alschner enseigne à la Section de common law; il est chercheur au Centre de recherche en droit, technologie et société et dirige le Lab sur les technologies juridiques de l’Université d’Ottawa. En janvier, son cours Microprogramme en droit et technologie sera offert aux étudiants de droit, aux juristes en cabinet, aux chercheurs et à toute autre personne souhaitant développer des connaissances en technologie appliquée au droit.

« Je donne ce cours parce que les juristes en pratique sont très rarement adeptes de science informatique ou même versés en technologie. C’est l’occasion pour les jeunes, qui ont grandi dans le numérique, de faire leur marque dans la profession juridique, dit-il. »

Nicolas Kasting, étudiant en droit, veut faire partie de la nouvelle génération de juristes qui savent mettre l’analyse des données au service de leur pratique.

« J’espère devenir avocat plaidant et résoudre des conflits, confie M. Kasting, qui a aussi suivi le cours du professeur Alschner. Je crois que la technologie sera particulièrement intéressante pour filtrer rapidement de grandes quantités de documents. Tout le monde connaît le problème d’accès à la justice lié à la durée et au coût des procédures. »

Toutefois, l’accès aux données et leur synthèse ne sont qu’une partie de la solution.

« L’analyse révèle des tendances, mais encore faut-il effectuer une analyse juridique adéquate et tirer les bonnes conclusions, prévient M. Kasting. Je pense qu’à long terme, cette technologie pourra soustraire le juriste aux tâches les plus fastidieuses et, espérons-le, démocratisera l’accès aux services juridiques en droit de l’immigration et de la famille, actuellement inaccessibles au plus grand nombre. »

Le professeur Alschner note que beaucoup d’étudiants suivent son cours pour « voir de quoi il retourne » et se rassurer quant au risque d’être un jour remplacés par des robots-juristes.

« La technologie est plus une source de possibilités qu’une menace, précise-t-il. Ces outils peuvent servir dans la pratique du droit et pour les idées de création d’entreprises. C’est souvent une expérience très créative pour beaucoup d’entre eux. »

Nouveaux débouchés pour les juristes

Comme l’examen manuel des documents par une armée de jeunes juristes tombera en désuétude, le professeur Alschner estime que cabinets et facultés doivent apprendre aux juristes à combler les lacunes à mesure que les avancées technologiques remplaceront les tâches qui représentent traditionnellement de nombreuses heures facturables.

« Le cabinet du siècle dernier, c’est une pyramide dont la base compte une multitude de juristes débutants chargés des procédures légales et contractuelles et d’autres tâches subalternes. Ce travail est continuellement remplacé par la technologie, dit le professeur Alschner. On peut utiliser des algorithmes d’investigation informatique pour effectuer l’exploration de texte à la place des jeunes juristes. L’heure est à l’interdisciplinarité : il faut des gens versés dans l’analyse scientifique des données juridiques ou le génie technologique; des gens qui maîtrisent la technologie et savent en orienter les applications concrètes dans la pratique du droit. Nous allons donc former davantage de juristes dans ces disciplines alliant le droit à la technologie. »

Ce besoin d’interdisciplinarité amène des juristes à envisager une formation à temps partiel en sciences des données, voire un certificat en analyse des données. Au collège comme à l’université, les disciplines non juridiques commencent à comprendre qu’elles ont aussi leur rôle à jouer dans la formation des juristes de demain.

L’autre pièce du puzzle : l’accès aux données

Avoir les bons outils et savoir comment analyser les données juridiques ne suffit pas. L’accès à une quantité élargie de données juridiques utiles reste problématique au Canada.

« La technologie est bon marché : quiconque connaît un tant soit peu la programmation trouve facilement un algorithme en ligne, ou peut aller sur notre site Web, copier le code et l’appliquer à son jeu de données, mais c’est impossible sans les données, explique le professeur Alschner. »

Il présente une nouvelle initiative qui va complètement changer cela. Le Legal Innovation Data Institute (LIDI) est un projet de données ouvertes sans but lucratif fondé par Colin Lachance, ex-président et chef de la direction de l’Institut canadien d'information juridique (CanLII) et de vLex. Le LIDI a pour but de faciliter l’accès aux données juridiques canadiennes aujourd’hui non consultables.

À l’heure actuelle, les décisions d’entités comme le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario ne sont pas ouvertement consultables. Me Lachance dit que beaucoup de demandeurs d’accès se sont fait dire non par les tribunaux canadiens. La plupart des tribunaux n’ont pas l’infrastructure nécessaire pour ouvrir l’accès aux données. L’idée d’en permettre l’accès en bloc suscite aussi des craintes pour la protection de la vie privée.

« Notre projet vise à travailler avec le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario pour que des sociétés comme Blue J Legal, Kira ou ROSS Intelligence créent des outils améliorant les ressources du Tribunal, explique-t-il, ou encore pour que Clio crée des solutions intégrant la gestion des pratiques. Nous voulons préparer la voie aux futurs innovateurs, qui apporteront les nouvelles solutions aux risques et aux problèmes qui, jusqu’à aujourd’hui, empêchent les tribunaux de généraliser l’accès à ces données, ajoute-t-il. »

« Le LIDI s’apprête à combler un manque criant; espérons que c’est le début d’une nouvelle ère de technologie juridique au Canada, dit le professeur Alschner. »

Le réseau du LIDI comprend des membres, des chercheurs partenaires et des parrains. Les membres versent une cotisation annuelle de 20 000 $, qui contribue à la mission d’ouverture des données. Les partenaires de recherche sont le Conflict Analytics Lab de l’Université Queen’s, le Lab sur les technologies juridiques de l’Université d’Ottawa et l’Alberta Machine Intelligence Institute. Le LIDI travaille avec eux pour améliorer la qualité des données et les aider à créer des outils novateurs, notamment pour le traitement du langage naturel, de sorte qu’il deviendra plus facile pour les concepteurs de faire plus et plus rapidement. Les parrains sont des personnes physiques ou morales disposées à payer l’accès aux données pour un tiers.

Maître Lachance dit que les cabinets canadiens qui se sont mis à l’analyse des données « ont les capacités adéquates » pour contribuer au projet du LIDI.

« Nous n’avons communiqué qu’avec trois cabinets depuis le début du projet : un cabinet international, un national et un régional. Le projet est très bien accueilli. L’un d’eux a dit non, mais les deux autres voient le potentiel; ils sont parfaitement disposés à faire valoir dans leur organisation les mérites de mettre le projet à exécution, conclut-il. »