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Réellement indépendants?

La Cour suprême devra se prononcer sur la question de savoir si le fait d’exiger que les juges militaires appartiennent aux Forces armées canadiennes viole la Charte.

Soldiers' legs

La Cour suprême du Canada a récemment accepté de se prononcer sur la question de l’indépendance des juges militaires. Mais les personnes qui ont servi dans le système de justice militaire trouvent, indubitablement, que l’indépendance n’est tout simplement pas possible.

Que vous soyez membre de la Force de réserve, de la Force régulière ou de l’infanterie, un médecin ou un juge, toute personne portant un uniforme et ayant un grade militaire est régie par le Code de discipline militaire (CDM), la Loi sur la défense nationale et la chaîne de commandement. 

« C’est une évidence », déclare le major retraité, Kashmeel D. McKöena, ancien avocat militaire travaillant aujourd’hui en cabinet privé. 

« Pour qu’un juge soit nommé à la magistrature, le chef d’état-major de la défense (CEMD) doit le recommander. Cette personne doit répondre à toutes les exigences du CEMD. Il ne s’agit pas d’une recherche aléatoire et à l’aveugle du meilleur juriste. Dès le départ, les personnes qui ont été proposées pour une nomination sont redevables au leadership institutionnel. »

On leur demande ensuite de travailler de manière indépendante des personnes qui les ont mises en poste. En 1985, la Cour suprême a énoncé les piliers de l’indépendance judiciaire : l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance institutionnelle. Bien que ces concepts se manifestent bien en théorie, la réalité est que le commandant de chaque soldat procède à l’évaluation annuelle de sa performance, contrôle l’avancement de sa carrière et ses affectations futures, et est également chargé de sa discipline. 

MMcKöena évoque le fait que, lorsqu’il travaillait comme avocat sous le Cabinet du Juge-avocat général (JAG), ses plans, ses intérêts, ses attentes et ses notions de discipline se répercutaient sur la chaîne de commandement. Il affirme que d’innombrables fois, des officiers supérieurs ont essayé d’influencer ses avis juridiques.

« Qu’on vous le dise directement ou non, vous comprenez l’intention du commandant et ses attentes. Si par le passé j’ai choisi de ne pas prêter attention à ces allusions discrètes et subtiles, je l’ai payé cher en termes de travail qui m’a été confié par la suite », dit-il.

Selon Me McKöena, les personnes qui défendent le statu quo ne veulent pas tenir ce débat. Bien qu’un général ne se risquerait pas à dire à un juge quelles sont ses attentes, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’influence en jeu. 

« Ce n’est écrit nulle part, mais c’est sous-entendu. Ces valeurs traditionnelles imprègnent la chaîne de commandement, ce qui rend (le statu quo) complètement absurde. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut endiguer. »

L’affaire qui se retrouve devant le plus haut tribunal du pays est un appel émanant de plusieurs soldats dont les dossiers criminels sont en suspens, en raison d’une étrange tournure d’événements remontant à 2018, lorsque le juge en chef de l’armée, le colonel Mario Dutil, a été accusé de fraude. Le juge militaire en chef adjoint a été affecté à l’affaire, mais s’est récusé et n’a pas désigné un autre juge militaire pour présider la Cour martiale de Dutil. Parmi les problèmes évoqués figurent la camaraderie des juges et le fait d’être jugé par un ancien subordonné. La Cour fédérale lui a donné raison, et les accusations ont été retirées peu de temps après.

Mais les répercussions se font toujours sentir. Michel Drapeau, un colonel à la retraite devenu professeur et praticien dans le domaine du droit militaire, affirme que le juge en chef était perçu comme étant au-dessus des lois et incapable de rendre des comptes. C’est ce qui a incité le général Jonathan Vance, qui était le chef d’état-major de la défense, à émettre un ordre en octobre 2019, donnant au vice-chef d’état-major adjoint de la défense la responsabilité d’assurer la discipline des juges militaires.

Cette mesure n’a pas été bien accueillie par les juges, qui y ont vu une atteinte à leur indépendance et une violation du droit d’un accusé à être jugé « par un tribunal indépendant et impartial », comme le prévoit le paragraphe 11(d) de la Charte.

Par conséquent, en 2020, les procédures ont été suspendues dans quatre cours martiales (EdwardsCrépeau Fontaine et Iredale). L’ordre du général Vance a été suspendu à l’automne 2020 pour éviter d’autres sursis. Toutefois, les demandes en ce sens ont continué à abonder.

La Cour d’appel de la cour martiale a rejeté les arguments des juges dans une décision rendue en juin 2021, ce qui a donné lieu à un appel devant la Cour suprême. 

Dans son examen de la Loi sur la défense nationale en 2021, l’ancien juge de la Cour suprême Morris Fish a souligné cette séquence d’événements tout en soulevant des préoccupations quant à l’indépendance des juges militaires. Sans douter de leur indépendance et de leur impartialité réelles, il estimait que « le fait que les juges militaires demeurent membres des FAC pendant qu’ils occupent leurs fonctions nuit à l’apparence de justice ». Il a ajouté : « Il existe des préoccupations majeures à cet égard. 

Parmi celles-ci? De nombreux militaires du rang de grade subalterne qu’il a rencontrés au cours de son examen se sont dit être d’avis que les juges sont plus cléments lorsque l’accusé a un grade plus élevé et qu’ils sont réticents à conclure qu’ils manquent de crédibilité. Il a également noté que les militaires craignaient que les juges soient tentés de « suivre la ligne de parti » dans les cas sensibles.

« Le fait que les juges militaires soient des justiciables du CDM les place en position de subordination, ce qui est incohérent avec l’exercice de fonctions judiciaires », écrit M. Fish dans son rapport.

La première de ses 107 recommandations est que les juges militaires cessent d’être membres des Forces armées canadiennes au moment de leur nomination et qu’ils siègent à la magistrature en tant que civils. 

Me Drapeau, ainsi que le juge à la retraite Gilles Letourneau, anciennement juge de la Cour d’appel fédérale et de la Cour d’appel de la cour martiale, ont lancé le même appel dans leur livre publié en 2021 intitulé Military Justice in Action.

À défaut, ils recommandent la création d’une division criminelle à la Cour fédérale pour le personnel militaire. Ainsi, l’armée pourrait toujours s’occuper des questions disciplinaires, tout en retirant toutes les affaires criminelles de sa compétence. Me Drapeau affirme que les juges de la Cour fédérale ont la formation, l’expérience, les compétences et l’indépendance requises pour présider des cours martiales et qu’ils siègent déjà aux comités de la Cour d’appel de la cour martiale. Il fait remarquer que la tendance chez les alliés du Canada est de transférer les compétences judiciaires des tribunaux militaires aux tribunaux civils.

À ce stade, trois des quatre juges de la cour martiale ont déclaré qu’ils manquaient d’indépendance, il n’y a toujours pas de juge militaire en chef dans les Forces canadiennes, et la JAG, la contre-amiral Geneviève Bernatchez, poursuit le gouvernement fédéral pour empêcher la publication d’un rapport d’enquête sur sa conduite. Geneviève Bernatchez est l’avocate militaire la plus haut gradée du pays, elle est actuellement en congé de maladie et une offre d’emploi a été affichée pour son poste. 

Me Drapeau affirme n’avoir jamais rien vu de tel. Bien qu’il craigne que la Cour suprême se penche uniquement sur la question de l’indépendance judiciaire, il espère que les juges examineront l’état actuel des choses, « reconnaîtront qu’il y a une crise derrière presque toutes les portes que nous ouvrons » et saisiront l’occasion d’apporter un remède radical en l’absence d’action parlementaire.

« (Le gouvernement fédéral) est au courant de ce problème depuis 2018, ce qui représente une longue période dans un système de justice. Pourtant, il s’est jusqu’à maintenant abstenu de nommer un juge militaire en chef à plein temps, ce qui semble étrange », dit-il. « Peut-être qu’l prévoit une réforme importante… mais il ne l’a pas fait. »

Bien qu’il « adore l’armée », Me McKöena estime que l’idée qu’une institution créée il y a plus de 100 ans ne puisse être remise en question ou forcée d’évoluer est ridicule. Cela dit, en tant qu’institution liée par la tradition, « les Forces canadiennes ne sont pas conçues pour apporter leurs propres correctifs ».

« Ce qu’il faut, ce sont des contrôles institutionnels, comme la Cour suprême. Il faut que les responsables prennent leur courage à deux mains et posent la question qui s’impose : “qu’est-ce qui se passe ici?” ».

Et si ce n’est pas pour le bien de la justice elle-même, alors pour le bien des personnes en uniforme que les gens affirment respecter. 

« Comment pouvons-nous les traiter de cette façon? demande Me McKöena. Elles défendent notre droit de vivre dans une démocratie constitutionnelle, mais nous manquons un peu de rigueur lorsqu’il s’agit d’appliquer les mêmes normes constitutionnelles à leurs besoins et à leurs soins. »