Affaires de la Cour suprême : regard sur hier et sur demain
Jugements, autorisations et faits marquants en 2024, et ce qu’annonce 2025
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La Cour suprême du Canada s’est acquittée en 2024 d’une charge de travail qui n’était pas revenue aux niveaux prépandémiques, mais qui s’en rapprochait. Et comme la Cour fêtera son 150e anniversaire cette année, elle assumera des fonctions supplémentaires pour souligner l’occasion.
La Cour a accordé 35 autorisations en 2024, soit moins que les 41 en 2023 et bien moins que le sommet de 50 atteint au début des années 2010. Eugene Meehan, associé au cabinet ottavien Supreme Advocacy s.r.l., estime que ces chiffres sont constants depuis quelques années.
D’après son suivi des statistiques de la Cour, il constate que le pourcentage d’autorisations accordées demeure faible, oscillant autour de 6,5 pour cent en 2024, soit tout de même un peu plus que les 6 pour cent observés en 2023 – le plus faible pourcentage en 10 ans. Les plus forts taux observés se situaient à 10 pour cent en 2014 et 2017. Ces autorisations excluent les appels « de droit ».
« À présent que la pandémie est loin derrière nous, la baisse du nombre d’autorisations s’explique très probablement par l’attitude de la Cour, prudente et rigoureuse comme il se doit, et dont les ressources judiciaires sont comptées, qui doit résoudre les dossiers rapidement », explique Me Meehan.
Bien que l’accent n’ait guère été mis sur les affaires criminelles ou relatives à la Charte, la Cour traite de tout, de l’agriculture au zonage.
« La Cour a un nombre fixe de juges, donc peu de latitude pour se charger d’un plus grand nombre d’affaires, et elle prend très au sérieux son rôle de montrer le bon exemple en évitant les retards. »
Nadia Effendi, associée chez Borden Ladner Gervais LLP à Toronto et responsable nationale de ce cabinet en matière de litige commercial, est aussi d’avis que le plus haut tribunal du pays est entièrement sorti de la pandémie, caractérisée par un volume moindre de dossiers provenant des instances inférieures.
« Il y aura cette année une affaire liée à la pandémie, un plaidoyer fort intéressant portant sur l’article 6 de la Charte, article dont il est rarement question », commente-t-elle au sujet de l’audition prochaine de l’affaire Association canadienne des libertés civiles, et al. c. Sa Majesté le Roi du chef de Terre-Neuve-et-Labrador, une contestation de la restriction des déplacements en temps de pandémie dans cette province.
Selon elle, les taux réduits d’autorisations accordées sont attribuables aux types d’affaires arrivant des instances inférieures, et qui d’après la Cour suprême ne répondent peut-être pas au critère de l’importance nationale.
« S’il s’agit d’un dossier semblant pour l’heure ne toucher qu’une seule partie ou province, à l’exception du Québec, la Cour préférera attendre de voir si l’affaire gagne en controverse avant de donner son feu vert », dit Me Effendi.
La Cour a rendu 44 arrêts en 2024, soit 10 de plus que l’année d’avant – son total le plus faible en 10 ans –, mais moins que ses 54 décisions en 2022 et en 2021. La moyenne décennale se situe à environ 60 par année. Me Effendi précise que la Cour consigne ses décisions un peu différemment et qu’elle considère qu’un énoncé des motifs pour deux affaires apparentées compte pour deux décisions distinctes.
De ces 44 arrêts, 5 étaient des motifs exposés oralement résultant d’appels « de droit » (qui n’exigeaient pas d’autorisation). Trois autres avaient été rendus séance tenante, avec motifs écrits rédigés ultérieurement. Seules deux de ces décisions portaient sur des affaires pénales. La troisième, qui relevait du droit civil, était une affaire de garde d’enfant qui, selon la Cour, nécessitait une décision immédiate.
« La Cour préfère traiter un nombre d’appels qu’elle peut entendre et juger sans risque d’accumulation de dossiers en attente », explique Me Meehan.
Quant au sujet traité, le droit pénal domine, surtout en raison des appels « de droit », dont bon nombre sont tranchés séance tenante. Les autres dossiers relèvent du droit public non pénal, pour la majorité, et du droit privé. Enfin, cinq arrêts portaient sur le droit autochtone.
« C’est logique, car les dossiers de ce type exigent une autorisation et doivent répondre au critère de l’importance nationale », précise Me Meehan.
Le nombre d’affaires de droit privé entendues se maintient à huit depuis quelques années.
« La Cour envoie le message qu’elle souhaite maintenir un certain équilibre pour éviter de laisser toute impression qu’elle commence à trop s’intéresser à un domaine du droit au détriment des autres », poursuit-il.
Quant aux décisions marquantes, Me Meehan et Me Effendi signalent l’arrêt Renvoi relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, une décision unanime rédigée par la Cour.
« On entend beaucoup parler d’autonomie gouvernementale », dit Me Meehan.
« Le gouvernement fédéral a montré la voie en promulguant une loi qui procure aux Autochtones un réel contrôle en matière de protection de l’enfance. La Cour a jugé cette loi dans l’ensemble valide sur le plan constitutionnel, ce qui peut donner le signal d’étudier et d’élargir d’autres initiatives du genre. »
Me Meehan signale aussi Shot Both Sides c. Canada et Ontario (Procureur général) c. Restoule, décisions où la Cour a usé de « mots aussi acerbes qu’incisifs » contre la Couronne en la taxant d’avoir négligé ses obligations envers les Autochtones.
« La Cour a aussi adopté une mesure de redressement déclaratoire rigoureuse pour éviter aux parties autochtones de se retrouver avec une promesse vide une fois de plus », explique-t-il.
Me Effendi salue pour sa part l’arrivée d’Auer c. Auer et de TransAlta Generation Partnership c. Alberta. Dans ces décisions attendues depuis longtemps, la Cour a précisé la norme de contrôle s’appliquant à l’examen de règlements.
« Vavilov, dit-elle, avait laissé planer l’incertitude sur cette question. S’exprimant pour la Cour unanime, la juge Côté a rejeté les deux appels et confirmé la norme de contrôle présumément applicable pour évaluer le caractère raisonnable. Je crois qu’on commence à voir la Cour beaucoup plus unie dans les affaires de droit administratif; c’est intéressant et ça donne un peu de stabilité aux praticiens. »
Quant à ce qui s’en vient en 2025, Me Effendi s’impatiente de voir Pharmascience Inc. c. Janssen Inc., et al., une affaire de brevet et d’invalidité. À l’audition, la Cour devra déterminer le cadre législatif applicable pour évaluer la question de savoir si une invention revendiquée constitue un traitement médical brevetable. Elle s’intéresse aussi à Ryan Alford c. Canada (Attorney General), qui porte sur une question constitutionnelle devant déterminer les limites du privilège parlementaire concernant les renseignements secrets ayant trait à la sécurité nationale.
« Il sera très intéressant de voir ce qui ressortira de cette affaire », dit-elle.
L’audience prochaine de Kuldeep Kaur Ahluwalia c. Amrit Pal Singh Ahluwalia est aussi sur son radar, car elle a hâte de voir si la Cour suprême reconnaîtra la responsabilité délictuelle associée à la violence familiale, la Cour d’appel de l’Ontario ne l’ayant pas fait.
Me Meehan est pour sa part curieux de lire la décision Procureur général de l’Ontario c. Working Families Coalition (Canada) inc., et al.
« Il s’agit d’une question de constitutionnalité des limites imposées par la Loi sur le financement des élections de l’Ontario quant aux dépenses publicitaires politiques d’un tiers, et de la question de savoir si cette loi enfreint l’article 3 de la Charte et porte atteinte au droit des électeurs à une participation représentative par un vote éclairé », précise-t-il.
« Cela pourrait avoir d’importantes conséquences sur les règles en matière de dépenses électorales. »
R. c. Singer sera entendue en février, et deux de ses collègues y plaident. L’affaire porte sur un particulier ayant subi une épreuve de dépistage dans son entrée de cour après s’être endormi.
« Il est en partie question du droit des Canadiens à leur vie privée dans leur entrée de cour, et même si c’est une affaire criminelle, ses implications pourraient s’avérer plus étendues », commente Me Meehan.
« La Cour traite beaucoup de questions de confidentialité de l’information depuis quelques années, notamment des messages textes et des adresses IP, mais cette affaire-là est davantage une question de vie privée associée à un lieu physique. »
Me Effendi estime qu’elle ne saurait passer sous silence la controverse concernant la traduction au nombre des événements marquants de 2024. Elle souligne aussi que la Cour refuse de plus en plus d’interventions à certains groupes, surtout quand elle constate que le groupe s’apprête à glisser de nouvelles questions au dossier ou à étendre la portée de l’appel.
« On a vu quelques-unes de ces décisions en 2024 », dit-elle.
« Honnêtement, il est utile pour la profession juridique et les parties qui comparaissent de connaître ces types de motifs et de recevoir des explications. »
Pour marquer les 150 ans de la Cour, les juges se rendront dans quatre villes – Victoria, Moncton, Sherbrooke et Thunder Bay – pour y tenir des symposiums juridiques au lieu d’audiences, comme ils l’ont fait à Winnipeg et à Québec ces dernières années.
« Ça pourrait faire office d’essai pour voir s’il vaudrait la peine d’organiser d’autres visites et savoir quelles formules auraient le meilleur succès », explique Me Meehan.
Selon Me Effendi, le juge en chef Richard Wagner a rapproché la Cour du public par ce genre de visites, qui permet de mieux connaître le tribunal et son travail.
« C’est bon pour la Cour, car ça reflète ses 150 ans d’héritage », résume-t-elle.
L’automne prochain, la cérémonie d’Ouverture des tribunaux sera de retour, ce dont Me Meehan se réjouit d’avance.
« C’est la première fois qu’ils tiennent cette activité depuis le milieu des années 1980, mais c’est bien d’assister à ce retour. Ça contribue à rassembler la communauté autour de la Cour », conclut-il.