Les dispositions du projet de loi budgétaire concernant la détention des immigrants soulèvent des préoccupations
Selon ses détracteurs, le projet de loi du gouvernement prévoit l’incarcération de personnes – qui, pour la plupart, n’ont commis aucun crime – en pénitencier fédéral, lieu normalement réservé aux auteurs des crimes les plus graves.
Le projet de loi budgétaire du gouvernement fédéral contient des dispositions controversées qui permettraient à l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) de détenir des migrants dans les pénitenciers fédéraux.
Cette mesure suit le refus des provinces de renouveler les conventions aux termes desquelles elles hébergent des migrants dans leurs installations jusqu’à ce que le gouvernement fédéral puisse modifier ses infrastructures actuelles afin d’accueillir des migrants à risque élevé.
Des organismes de la société civile dénoncent ce projet, et plusieurs sénateurs tentent de convaincre le gouvernement de retirer ces dispositions du projet de loi afin qu’elles soient traitées séparément.
« La détention liée à l’immigration est une mesure de dernier recours, réservée aux gens qui menacent la sécurité des Canadiens » souligne Jean-Sébastien Comeau, porte-parole du ministre de la Sécurité publique, Dominic LeBlanc.
« On pense notamment aux personnes accusées ou déclarées coupables de crimes graves. »
M. Comeau souligne que dans la plupart des cas, l’ASFC prévoit et applique d’autres mesures que la détention. Au 19 avril 2024, 42 personnes étaient détenues dans des établissements correctionnels provinciaux.
Il ajoute qu’ultimement, les dispositions du projet de loi budgétaire permettront à l’ASFC d’accueillir plus de détenus à risque élevé dans ses installations.
Pour sa part, le Conseil mondial pour les réfugiés et la migration croit le projet bon pour la poubelle. L’ancien ministre fédéral de la Justice, Allan Rock, fait partie des membres du Conseil qui exhortent le gouvernement fédéral à changer de cap.
« C’est de l’entêtement pour un principe fondamentalement injuste », dit-il.
« Le système d’immigration n’est en fait qu’un processus administratif. Il s’agit d’établir le statut d’immigration de la personne en examinant les éléments de preuve disponibles, en évaluant la demande d’asile ou en déterminant les questions à résoudre, un processus qui peut ultimement mener à une audience devant la [Commission de l’immigration et du statut de réfugié]. »
M. Rock souligne l’existence d’un principe fondamental voulant que l’on ne doive pas recourir au système de justice pénale pour les cas qui relèvent d’un processus administratif.
Gabriela Ramo, présidente de la Section du droit de l’Immigration de l’Association du Barreau canadien (ABC), indique que l’ABC réprouve cette idée de détenir en pénitencier fédéral des personnes qui, la plupart du temps, n’ont commis aucun crime, car c’est un lieu normalement réservé aux auteurs des crimes les plus graves.
« Lorsqu’on lui a demandé qui étaient ces immigrants à risque élevé en détention, le ministre a répondu qu’ils n’étaient pas des criminels, mais des gens ayant des troubles de santé mentale, » signale Me Ramo.
« L’ASFC semble se fonder sur l’idée que ces personnes présentent un risque élevé et posent un danger pour la population, mais le fait est qu’elle les assimile à des personnes devant être incarcérées en pénitencier fédéral. Ce qui nous inquiète, c’est que ces troubles comportementaux découlent de problèmes de santé mentale, qui ne feront que s’aggraver si la personne est incarcérée pour une durée indéterminée en pénitencier fédéral. »
Selon le bureau du ministre LeBlanc, lorsqu’il est établi qu’un détenu souffre d’un problème de santé mentale, il est pris en charge dès son arrivée à une installation de l’ASFC. Par la suite, il est soumis à une surveillance régulière et reçoit un traitement et des soins en temps opportun.
Me Ramo souligne que contrairement aux peines d’incarcération, d’une durée définie, la détention liée à l’immigration ne s’accompagne pas d’une date de fin, n’étant sujette qu’à une réévaluation tous les 30 jours. Des immigrants se sont suicidés en détention. La recommandation, formulée à l’issue de l’enquête relative à l’un de ces décès, a été de ne pas détenir d’immigrants en prison provinciale, doublée de celle de ne pas non plus les transférer en pénitencier fédéral.
M. Rock fait remarquer que les établissements voués à la détention d’immigrants sont déjà essentiellement des prisons à sécurité intermédiaire.
« Les portes sont verrouillables, on y trouve des gardes, une surveillance constante et des cellules d’isolement, et les personnes détenues doivent se départir de leurs téléphones cellulaires », indique-t-il.
Voilà qui rend les dispositions du projet de loi budgétaire inutiles. M. Rock indique au surplus que les installations de détention aux fins de l’immigration ne sont pas utilisées au maximum de leurs capacités. L’ASFC et Service correctionnel Canada, lorsqu’ils ont comparu devant le Comité sénatorial, ont dit s’attendre à détenir moins de 100 personnes en pénitencier fédéral sous le régime projeté.
« Même s’il y a 400 places en centre de détention, dans les rares cas où se présentera une menace à la sécurité publique, un établissement fédéral sera à disposition », assure M. Rock.
Bien que le projet de loi gouvernemental comporte une disposition de réexamen, Me Ramo souligne que ces mécanismes n’offrent généralement qu’une faible protection, car il est facile de repousser l’échéance. La convention entre l’ASFC et Service correctionnel Canada n’était pas achevée au moment de l’étude du Comité sénatorial.
Le gouvernement fédéral maintient que les personnes gardées en pénitencier fédéral ne seraient pas mêlées aux détenus fédéraux. Or, Me Ramo signale que cela nécessitera un réaménagement des pénitenciers. Qui plus est, certaines personnes détenues pourraient essentiellement se retrouver en isolement ou en petits groupes, ce qui pourrait empirer la situation.
« Ils s’apprêtent à instaurer un mode absolument draconien de détention », déclare-t-elle.
Il y a trois grands motifs de détenir quelqu’un en lien avec son immigration : l’existence d’un risque de fuite, l’incapacité d’établir avec certitude l’identité de la personne, et la menace que celle-ci pourrait représenter. Selon des groupes comme Human Rights Watch, pour la plupart des personnes détenues en lien avec leur immigration, c’est le risque de fuite qui s’applique. Or, l’ASFC a déclaré au Comité sénatorial que la plupart étaient détenues en raison d’antécédents criminels graves.
« Fait intéressant, d’après nos membres, les gens sont surtout mis en détention parce que l’on craint qu’ils tentent de fuir », raconte Me Ramo, ajoutant qu’il est absurde de mettre quelqu’un en pénitencier fédéral pour si peu.
Le réaménagement des pénitenciers coûtera des millions de dollars. Or, au même moment, le financement manque à certains programmes permettant aux immigrants détenus d’être libérés pour travailler auprès d’organismes de la collectivité locale et ces programmes peinent à venir en aide à toute leur clientèle cible. C’est dire que des gens qui sont censés être remis en liberté sont laissés à se languir en détention.
« Plutôt que de réaménager des pénitenciers fédéraux, pourquoi ne pas laisser ces millions de dollars aux organismes de la collectivité locale afin de désinstitutionnaliser les migrants pour les intégrer aux collectivités où ils sont censés vivre », demande Me Ramo.
Une autre réserve importante tient au fait que l’ASFC n’est pas soumise à une surveillance indépendante. Le modèle proposé à cet égard dans le projet de loi C20 est critiqué pour son inoffensivité.
« En matière de détention liée à l’immigration, l’ASFC jouit d’un pouvoir démesuré. Elle décide qui détenir, pour combien de temps et pour quelles raisons, et très peu de recours permettent de s’y opposer, indique Me Ramo. Le fait qu’elle ait un pouvoir aussi considérable sans mesure de contrôle pose un énorme problème. »
M. Rock fait écho à cette préoccupation, citant l’« immense discrétion de faire emprisonner les gens » dont jouit l’Agence.
« Il lui est arrivé de fabriquer des preuves et de harceler des personnes détenues dans l’impunité la plus totale », relate-t-il.
L’ABC propose d’imposer des limites temporelles à la détention liée à l’immigration, ce qui ramènerait le Canada en phase avec la plupart des pays européens. Pour Me Ramo, il importe de garder en tête que lorsqu’une personne est détenue en raison d’antécédents criminels, c’est qu’elle a purgé sa peine et attend sa déportation.
« Si ces peines ont été imposées au Canada, nous ne devrions plus voir ces personnes comme des criminels; nous les avons déjà jugées et nous leur avons imposé la peine appropriée. Or, elles ont déjà purgé leur peine, et on leur en rajoute », précise-t-elle.
« Et c’est encore pire dans un pénitencier fédéral. »
Me Ramo indique que récemment, certains membres du comité de direction de la Section du droit de l’immigration de l’ABC ont rencontré des fonctionnaires de l’ASFC, qui ont dit que certaines personnes immigrantes détenues ne se comportaient pas bien.
« Ce qui m’a frappée, c’est lorsqu’ils ont raconté ceci : “On leur dit que s’ils ne suivent pas les règles, on peut les envoyer quelque part d’autre.” J’estime que c’est carrément punitif, indique-t-elle. Vous agissez comme si vous étiez juge, jury et bourreau, et ce n’est pas comme ça que notre système est censé fonctionner. »
L’ABC recommande en outre de ne jamais séparer les enfants de leurs parents, ce que l’ASFC a dit qu’elle prendrait en considération. Toutefois, l’absence de surveillance de l’Agence pose évidemment problème, en particulier parce que si la décision de faire détenir quelqu’un relève de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, c’est aux agents de l’ASFC qu’il revient de choisir le lieu de détention.
Le bureau du ministre LeBlanc indique que lorsque des parents sont détenus, l’ASFC collabore avec eux et les autorités de la protection de l’enfance pour prendre des décisions dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Les enfants ne sont hébergés en établissement de détention d’immigrants qu’à la demande de leurs parents, et en dernier recours uniquement. Les établissements de l’ASFC disposent de quartiers séparés pour les familles, de sorte que celles-ci n’ont pas à se mêler aux autres occupants.
Un autre problème est la sous-traitance au privé par l’ASFC de la surveillance des personnes détenues. L’ASFC continuera d’ailleurs de confier la surveillance dans les pénitenciers fédéraux à Garda World.
Bien que la Croix-Rouge canadienne ait conclu une entente avec l’ASFC pour assurer la surveillance dans les établissements de détention d’immigrants, elle n’a pas fourni de réponse claire à la question de savoir si l’entente s’étendrait aux établissements fédéraux si le projet de loi était adopté.
Au Sénat, le sénateur Pierre Dalphond, autrefois juge à la Cour d’appel du Québec, a déposé une motion exhortant le gouvernement à retirer l’article concernant la détention d’immigrants avant que le projet de loi n’arrive devant le Sénat, soulignant que ces dispositions méritent d’être étudiées sous la forme d’un projet de loi distinct. Au moment d’écrire ces lignes, la motion n’avait toujours pas été adoptée, mais le sénateur Dalphond a indiqué que les amendements proposés aux Communes, lesquels visent à préciser les dispositions en question, pourraient soulager certaines de ses inquiétudes.